TitreArticleVirginie

PRENDS SOIN DU MONDE

ArticleCitation

“Souris. Animal dont le chemin est jonché de femmes évanouies.”
Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du Diable

“Le progrès est un piège à souris, plus grand, plus efficace chaque mois : bientôt, nous serons en mesure de tuer toutes les souris d'un coup.”
Paul Auster, Moon Palace

“Comme elles tombent bien ! - Dans ce trajet si court de la branche à la terre - Comme elles savent mettre une beauté dernière - Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol - Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol !”
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac

CorpsArticleVirginie

Je crois qu’elle est venue pour m’aider à comprendre. Elle est apparue chez moi, elle courait dans ma pièce. Autant dire que j’ai sursauté en la découvrant. Le premier soir, j’ai même crié. Seule, assise sur mon canapé, le visage tourné vers elle :  une souris minuscule. Pourtant, elle ne m’effrayait pas, elle était même mignonne objectivement. Son petit museau. Ses grands yeux noirs fixés sur moi. Ses oreilles délicates doublées de rose. J’ai pensé cependant : c’est un nuisible ! Un animal ! Une bête quoi ! Elle n’a rien à faire dans ma maison. Et puis j’ai pensé aussitôt : mais il y a tant de bêtes ici... Pourtant, je vis dans un appartement. N'ayant les pieds, ni dans la terre, ni dans la pelouse, mais je croule sous les bêtes. Elles pullulent chez moi. J’ai écrit déjà plusieurs articles qui parlent de ces bêtes, je pourrais continuer. Pourquoi tant de bêtes ? Que dois-je comprendre ?

La souris qui courrait maintenant dans mon salon. Les poissons d’argent qui soignaient mon âme effrayée par le double « suicide » non élucidé de mes parents, me parlant directement en plein cerveau. Mon fils adoptif, Henri, l’escargot, apparu au milieu du chaos, le jour de mon cambriolage, mes ordinateurs volés, mon dernier roman UTÉRUS, envolé, perdu, tel Henri lui-même qui s’était échappé, pour me parler de liberté. Je pouvais continuer à les lister : la chouette qui vint serrer la barre de mon balcon, lorsque je m’interrogeais sur ma sagesse possible, et ma guérison espérée, le jour où j’avais enfin arrêté la drogue, des années en arrière, des siècles passés depuis à respirer l’air pur. Le chat, de ma voisine folle, qui n’avait cessé de traverser les toits pour uriner sur mon lit, réclamant mon amour, jusqu’au jour où j’avais retrouvé un homme à chérir. Les corbeaux qui se succédèrent sur le zinc à la fenêtre de ma chambre, n’apparaissant que lorsque je m’interrogeais sur mon prochain roman, ne me quittant que lorsque j’avais trouvé la fin et le message à écrire. Les guêpes qui cognaient aujourd’hui la vitre du côté nord, attirées en foule par ce lieu unique et précis de la lumière froide, alors que j’ai tant de fenêtres au sud. Pourquoi ? Pourquoi y avait-il autant de bêtes chez moi ? Pourquoi y en avait-il tout le temps eu ? Pourquoi étais-je depuis toujours en communication avec elles, dans cet endroit où je vivais depuis mille ans ?

Il me suffisait d’y réfléchir, c’était limpide : à chaque fois, les bêtes me parlaient de sagesse, celle du monde illisible qu’elles me décodaient. Elles m’envoyaient des messages, des solutions limpides là où il ne semblait n’y avoir que du corps animal. Elles levaient les voiles, m’annonçaient la vérité. Elles rendaient cette vérité concrète, possible. Elles m’enseignaient. Qu'est-ce que la souris venait m'enseigner ? J’en ai parlé à mon homme, comme à chaque fois qu’une question me taraudait, et il m’a répondu : « oui, c’est vrai que tu es cernée par les bêtes. Par le passé, je ne sais pas pourquoi. Mais aujourd’hui, plus personne ne vient chez toi, mon amour, alors toi, tu te peuples de bêtes. Tu es attentive à elles toutes, tu communiques avec elles. Tu parles avec les bêtes. Tu es bien obligée d’avoir des relations pour vivre. On est tous reliés les uns aux autres. Toi, comme nous tous…»

Vraiment ? Plus personne ne venait chez moi ? Était-ce vrai ? La souris serait-elle venue pour me parler de mon lien rompu au monde ? La souris me prévenait-elle de quelque chose comme : « Plus personne ne t’intéresse, Virginie. Tu as perdu ton intérêt pour les humains. Fais quelque chose. Tu aimais l’humanité, tu appartenais à la société, tu vivais parmi les autres. Réagis ! Reviens parmi eux ! Retrouve tes frères et soeurs humains ! » Pour peu qu’une souris puisse parler ainsi de mes relations aux humains, je me suis dit qu’il y avait là une piste. C’est vrai que je ne voyais plus mes amis depuis la mort de mes parents. C’est vrai que je ne faisais plus ces grands dîners festifs, ni plus résonner la musique pour danser. Je ne prenais plus la peine de me vêtir de robes longues comme la maîtresse de mes propres cérémonies. Je me moquais totalement ce qu’ils auraient pu tous penser de moi. Aujourd’hui c’était arrivé à un point tel. Le deuil me coupait de la vie avec les autres. Les humains devenus des profils sur internet. Les amis oubliés dans ma vie d’avant. Ma famille démantelée par les actes de mon beau-père tuant ma mère, puis se tuant. L’héritage brisé. La fin de mon enfance foutue. La fin de ma jeunesse mangée. La fin de tout ce que j’avais cru comprendre. Moi aussi. Me too. La longue suite des agressions sexuelles dont je m’étais souvenue. Mon prochain roman inspiré par l’affaire Weinstein. Le viol pour parler simplement de ce que je connaissais dans VOS ÉTOILES DANS MES YEUX.

Je parlais de viol. Vraiment ? Parmi tous les sujets possibles, c’était de viol que je parlais dans le deuxième roman que j'allais éditer chez Alain Adijès ? Alors que j’aurais pu parler de tout ce que je voulais, que ma liberté créative était totale, ouverte, n’ayant de limite que mon propre talent à le faire, et mes forces, certes. Avais-je oublié que j’avais été la spécialiste de la vitalité et du plaisir ? Qu’être une femme, c’était aussi ce privilège insensé que de savoir jouir jusqu’à la fin des temps par vagues lentes et éternelles, sagesse de la grande jouissance organique ? Qu’être une femme, c’était transmettre cette magie au lieu de pleurer sans fin ?

J’ai commencé à ranger la maison. Je n’ai pas vraiment décidé de le faire, j’ai juste ressenti que je devais reprendre mon territoire, le laver, le nettoyer, le lessiver, le vider de tout ce qui attirait la souris. J’ai jeté des choses en quantité. J’ai découvert des saletés que je n’imaginais pas possibles cachées sous les meubles, les livres, derrière le réfrigérateur, les sacs en papier. J’ai cessé d’hésiter, j’ai vraiment jeté, presque refusé de trier, j’ai vraiment balancé tout ce qui ne me provoquait pas de joie comme le dit, paraît-il, la gourou du rangement. Une Japonaise. Ensuite j’ai attendu que la souris revienne. Je me disais : elle va me dire les choses maintenant que j’ai réagi à sa présence. Elle va pouvoir s’adresser à moi, directement, comme l’avaient fait les autres animaux avant elle. Puisque tous ils m’avaient délivré un message. Puis j’ai attendu au milieu de mon appartement propre. Mais rien n'est arrivé. Pas de souris physiquement en vue. Ni de pensée de la souris qui serait venue envahir ma propre pensée et me dire la vérité sur sa présence. À un moment, je me suis même dit : voilà, elle est partie, c’est fini. Au revoir, la souris ! Elle est remontée par la fenêtre, elle a fui. Je ne saurai jamais ce qu’elle venait me dire.

Jusqu'à une nuit, surprise à nouveau, l’ayant quasiment oubliée, où je l’ai entendue qui grignotait une craquotte de sarrasin derrière un meuble. J’ai bondi. J’ai trouvé la boîte ouverte, éventrée, les miettes semées semées vers son nouveau nid, bien propre. Craquottes réduites en pluie sèche. J’ai su que c’était loin d’être terminé pour elle et moi.

J’ai surtout commencé à ressentir que sa présence me gênait. Qu’elle puisse ainsi être, ou non, chez moi, me fut soudain très désagréable. Apparaître. Disparaître. Faire de ma maison son lieu de résidence où elle construisait derrière les meubles de nouveaux trous, tas, abris, pissait, crottait, faisait son nid, tâchait le sol, revenait toujours, incessamment, m’ignorant, se cachant, n’envoyant aucun message, ne cherchant qu’à voler, parasiter, manger, détériorer, chier, recommencer. N’était-ce que cela un animal ?

Du papier collant. J’en suis arrivé là. J’ai demandé à mon homme de l’acheter à ma place sur Amazon, et je l’ai placé entre la cuisine et le salon, bloquant le passage de sa bande gluante, puant la pomme artificielle. La souris passerait par là, obligatoirement. Alors elle allait rester dessus, collée. Piégée ! Elle me dirait enfin ce que je voulais entendre ! Je suis me sentie dure et divisée en procédant ainsi. Qu’est-ce qui me prenait ? Pourquoi j’en arrivais à vouloir la bloquer ? L’arrêter ? Je savais bien qu’elle allait mourir si je posais cette saleté de papier collant au sol. C’était conçu pour. La mort de la souris allait arriver, inexorablement. La mort. Comme la mort de ma mère que je voulais oublier sans y parvenir. Que son fantôme me quitte. Je pensais à elle sans fin, maman, ma petite maman, la visualisant, me rappelant son corps maigre, décharné par la maladie. Ses mains tachées qui tremblent. Ses yeux vitreux vers moi. Son appel. Sa dernière prière le jour de sa mort, allongée auprès de moi, mots murmurés et mains jointes, ne sachant pas qu'elle serait tuée la nuit même : « petit Jésus, viens à mon aide... »

L’impuissance à l’avoir sauvée. L’impossibilité à lui dire réellement adieu. « Va, maman, va par le ciel, et les nuées, va, pars dans la lumière… »

Ce fut une des nuits les plus agitées de ma vie. J'avais donc posé le papier collant au sol, me couchant en jouant à être tranquille, paisible. Bien décidée à me protéger de ma souris nuisible. Mais je dormis mal. À peine inconsciente, je me retournai dans mon lit avec un sentiment de culpabilité effrayant. Je sursautais régulièrement, couette à la volée, me rendormant à moitié, en sueur. Certes, j’aurais pu encore me relever à toute vitesse, déterminée, pour retirer cet épouvantable piège hypocrite et lâche. Mais je ne le fis pas. Vers cinq heures, je sus qu’elle avait été piégée,  avant même que ces petits cris plaintifs me sortissent du lit. Quelque chose comme une onde, un message inaudible me réveilla : je savais. Je l'avais arrêtée. Puis ses plaintes aiguës me le confirmèrent lorsque j’allais voir. Elle criait.

J’approchai avec une prudence sourde, pieds nus sur mon plancher propre. Je penchais la tête pour vérifier ce que je craignais de découvrir, et pourtant avais provoqué : oui, voilà, la souris était accrochée par les poils du dos à la bande collante. En plein milieu du passage qui avait été encollé. Et elle se débattait de toutes ses forces minuscules pour chercher à se libérer. À chaque mouvement, un cri. À chaque tressaillement de son petit dos souple, une plainte, une souffrance. Oh… C’était horrible… Véritablement, c’était affreux et tellement triste. Penchée devant ma porte de cuisine, observant la souris piégée qui couinait, je me souvins néanmoins de ce pour quoi j’avais tendu ce piège, tout en le redoutant, le désapprouvant : le message allait bientôt venir. Mais quel message ? Que disais-je ? Que disait toute cette situation ? Réellement ? Je commençais à désespérer de moi-même et de ma cruauté, de ma bêtise, rien n’allait être dit, rien… J’étais en train de tuer une pauvre petite souris, et c'est tout. Lorsque soudain, ça commença. Je commençais à entendre. Debout, figée dans l’aube qui bleuissait ma fenêtre nord, toute nue dressée sur mon parquet si propre, désormais, je compris.

Ce fut d’abord sa souffrance qui me parla. Ces cris qui me dirent quelque chose. Ces cris déclenchés lorsqu’elle m’avait vue approcher. L’extrême réalité de l’enjeu qui était le sien me frappa à ce moment-là en l’entendant qui se mettait à crier. Vers moi. Pour moi. La souris savait qu’elle allait mourir si elle restait accrochée à la colle, et elle couinait pour appeler à l’aide. C’était une petite créature consciente qui appelait à l’aide. Non pas dans le cosmos aveuglément. Juste là, à mes pieds, la petite souris s’adressait précisément à moi. Elle savait tout de sa destinée et de son impuissance à se libérer. Et c’est moi qu’elle voyait comme son maître tout puissant. C’est à moi qu'elle en appelait, à ma clémence. En un éclair, je me dis : voilà ! Ce qu’ils font tous ! Les esclavagistes ! Les exploiteurs ! Les méchants ! Les salauds, les sans-coeur ! Les capitalistes qui nous prennent pour matière docile à leurs commerces ! Ceux qui fabriquent les grandes machines gluantes sur cette terre où nous sommes tombés, pieds et poings liés ! Voilà, ce qu’ils fabriquent en secret en nous piégeant, en nous collant le dos à leurs pièges gluants pour humains perdus, perdants, prenant les vessies pour les lanternes, les pas de porte où l’on peut passer pour des rivières de diamants, les ouvertures pour des horizons alors qu’elles mènent à la fin de nos temps. Voilà ce qu’ils font ! Ils exercent le droit de leur territoire à leur appartenir hors notre appétit minuscule et précaire à vouloir nous y nourrir aussi.

Ils se nourrissent de nos appétits à devoir manger. Ils exploitent notre besoin de nids, de trous où avoir chaud, de vie concrète, il faut bien qu'on mange. Ils se nourrissent de notre souffrance. Ils l’écoutent qui leur parle. Ils n’ont pas de jouissance spéciale à le faire. Mais ils se nourrissent de toute notre énergie déployée à vouloir nous libérer. Les esclaves nourrissent encore les puissants. Ce n’est pas fini. Le monde n’est pas libéré.

J’ai placé un bol sur la souris. Je ne sais pas pourquoi, soudain une intuition. Je me suis dit : elle va partir, elle peut partir. Je ne veux pas qu’elle meure, certes, mais je ne veux pas pour autant qu’elle reparte grignoter ma maison de sa présence. Pisser aux quatre coins. Manger tout ce qu’elle trouve. Souiller ma vie de femme qui pourrait jouir encore de véritables relations aux autres. Faire revenir les humains ici. Laisser le fantôme de ma mère s’envoler, « je t'aime maman, pardonne-moi de n'avoir rien su faire.... Retrouve la paix, rejoins la lumière… »

Le bol descendit sur la souris, pour la couvrir, à l’instant pile où elle allait fuir. Elle avait grignoté ses pattes pour se libérer jusqu’à se faire saigner dans la colle du papier. Elle allait fuir et retourner faire des nids partout à base de craquotte. Elle allait répandre son sang sur le parquet. Elle me fixait. Le bol allait la couvrir et elle me fixait vraiment. De ses yeux noirs immenses. Des yeux qui lui mangeaient le visage de petite souris. Démesurés parce qu’ils étaient accrochés soudain aux miens. C’est ainsi que les âmes parlent aux autres âmes en utilisant la force des yeux, l’ensemble de toutes les connexions nerveuses que le cerveau fabrique pour les dire au travers les yeux, vers d’autres yeux. Elle m’envoyait le message. Amour. Compassion. Vie. Protection des tout petits… Bol sur la tête ! Tu es une souris ! ai-je réagi.

Sous le bol, j’ai fait glisser une fiche cartonnée, j’ai soulevé le tout. La souris était magiquement détachée du papier collant, elle était libérée sous le bol. Alors j’ai couru vers la fenêtre ouverte, celle du nord, là où les guêpes viennent en masse, j’ai ouvert plus grand le battant et je m’y suis penchée. J’ai regardé la cour en bas. J’habite haut sous les toits. J’habite vraiment dans les nuages. Ce n’est pas une forme de style que de le dire, c’est la vérité. Je suis en l’air dans le ciel. Je vis avec les martinets qui traversent au printemps, les corbeaux qui ont délimité leur territoire sur le zinc, et m’aident pour mes romans. Le bol en main plein de la souris qui gigotait à l’intérieur, j’ai regardé la cour tout au loin, et je me suis dit : si je soulève le bol, elle va s’échapper, elle va partir en plein ciel. Mais elle ne volera pas, elle ira s’écraser sur le sol en bas, elle mourra.

Est-ce ce que je veux ? Que dois-je faire pour la souris ? Espérer qu’elle apprenne à voler ? Croire à des bêtises telles ? Continuer en ma tristesse repliée à ne plus voir les autres humains ? Les ignorer en ma détresse ? Pleurer sans fin sur le fait qu’ils sont tous devenus des esclaves en croyant se libérer, et veulent tant l’ignorer ? Qu’ils gigotent tous dans la colle, absurdement ?

J’avais son regard resté en mémoire. Ses yeux de souris sensible. Son cerveau vivant de petite souris qui pense. L’immensité de son âme. Toutes les âmes ont la même dimension, m’avait dit ce regard, toutes elles couvrent des milliards de kilomètres dans le noir, elles atteignent le point infini où la première étoile est née. Le bol en main. J’ai tendu le bras, je n’ai pas hésité. C’était trop tard pour sauver le monde. Tous ces humains collés au ruban collant partout sur la terre, toutes ces petites souris qui couinaient vers leur patron, leur chef, leurs pères et mères, leur dictateur, leur président, toutes qui couinaient pour qu’un autre humain, plus haut, plus grand, plus riche, plus intelligent, soit leur maître et les sauve. Je ne voulais pas en faire partie. Je m’étais enfermée chez moi depuis la mort de mes parents pour cette raison. Je ne voulais pas être une esclave. Je ne voulais pas souffrir, coincée, victime à jamais, appeler en vain. Je ne voulais pas être minuscule. Exploitée. Mystifiée. Niée. Je ne voulais pas faire mon nid dans les coins, en cachette. Voler de touts petits bouts de vie, comme des petits bouts de craquottes dans le paquet des autres, et n’avoir droit qu’à ça. Alors j’ai choisi que je me rangeais désormais du côté de ceux qui protègent leur territoire. Ceux qui se choisissent. Ceux qui veulent la force et la puissance pour vivre librement. Pour créer. Pour crier leur message sans gémir. Pour hurler ma vie nécessaire : je n’étais pas une souris !

Bien sûr, j’ai cru que la souris chuterait aussitôt. J’ai ressenti que je regrettais au même moment, que ce n’était pas la bonne décision, qu’il aurait mieux fallu que je sois capable de vivre en compagnie des souris, que je ne voulais pas faire partie des prédateurs protégeant leur territoire contre la vie d’autrui, mais j’avais déjà soulevé le bol. Et la petite souris allait mourir, se tuant, écrasée de rien savoir faire contre sa condition.

Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Le bol soulevé, incroyablement, le petit corps de la souris s’est cabré dans les airs, se retournant contre le ciel comme s’il avait une résistance sous son ventre au pelage abîmé par la colle, et elle a volé. Bien sûr, je vous le jure, elle a vraiment volé devant moi. La souris n’est pas partie tel un corps attiré par la loi de la gravité vers les dalles de ma cour, récemment restaurées grâce au zèle de mes copropriétaires méticuleux, soucieux de notre bel immeuble, pour s’y écraser. Pof ! Fin de la souris ! Fin du message ! Fin de tout discours magique exprimé par les animaux qui me parlent et dont je décode les enseignements secrets. Non, la souris s’est déployée, et elle a doucement flotté devant moi, me fixant une nouvelle fois en pleine âme de ses grands yeux noirs.

Quelle surprise à nouveau ! Pire que ce premier jour où elle était apparue dans mon salon. Je me retrouvai plantée devant ma fenêtre ouverte, contemplant la façon dont elle battait des pattes et réussissait à se propulser plus haut dans le ciel. Au lieu de choir, à chaque mouvement plus agile et plus fluide dans les airs, elle réussissait vraiment à voler. Il me sembla qu’elle était en train d’apprendre, qu'elle ne l’avait jamais fait auparavant, que je lui en avais donné l’occasion en la projetant dehors. Lentement, elle s’est mise à s’élever, légère, libre, prête à atteindre d’autres dimensions, me suis-je dit. Il me sembla qu’elle avait une sorte de peau entre ses petits membres et le corps, comme un cerf-volant que le vent poussait. De fait, elle apprenait devant moi à s’en servir, c’était l’évidence soudain.

« Vole, souris, vole ! » me suis-je mis à murmurer, voulant l’encourager, riant bêtement, ébahie que j'étais. Alors la petite souris cerf volant s’est approchée de mon visage. Moi émerveillée comme jamais. Le ciel autour de nous, partout nous noyant de bleu, museau contre museau, elle m’a quasiment frôlé, avant de s’élever plus loin pour disparaître. Son message raisonna dans ma tête. Enfin j’avais compris : « Ne m’oublie jamais, Virginie. Prends soin du monde. »

 

NomAuteur

Virginie Chanu