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MOI AUSSI

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« Je lui ai demandé si elle aimait Jean-Sol Partre, elle m’a dit qu’elle faisait collection de ses œuvres… Alors je lui ai dit « Moi aussi… » et chaque fois que je lui disais quelque chose, elle répondait « Moi aussi… »,  et vice-versa... Alors, à la fin, juste pour faire une expérience existentialiste, je lui ai dit : - « Je vous aime beaucoup » et elle a dit « Oh ! »

L’écume des jours, Boris Vian

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Je me souviens de cette époque où écrire, c’était penser à partir du blanc. La page. Un miroir qui n’absorbait rien, ne renvoyait rien, n’agissait d’aucune façon si je n’étais active à lui faire produire du sens, du récit, ma vision du monde. Je me souviens de cette époque si lointaine déjà, où il n’y avait que ce néant en jeu, en proie, en rime, en force, à m’attendre, ce néant d’un plein à venir, cet écho plein de ce que je pourrais en dire.

Vibration du monde à mon écoute. Silence. Appel. Et mes mains se jetaient sur la page, et elles tissaient leur vérité.

Désormais, l’écran est plein du vide d’un monde nouveau, il résonne, il braille, il étale des paroles courtes et tronquées, en forme de tweets, de posts, de courts articles vite écrits, copiés, des photos partout, des vidéos qui remuent, des mouvements sans fond ni fin, qui ondulent et envahissent le champ où j’arrive pour courir. Me voilà, je viens écrire, et le monde nouveau est déjà plein de cela. Plein de ce non-monde, rempli à ras bord d’images cliquées, reproduites, images qui clament qu’elles ne sont que le reflet du réel, pendant qu’elles le volent, le vident, le privent de sève et de vie. S’y superposent. Et l’y noient.

Et ce monde nouveau, coloré et bruyant, dégueule à jamais ces reflets de vide gavé, qui écartent les mots, la pensée, l’existence même de celui qui parle sa propre langue.

Et ce monde nouveau fait triompher l’enfer d’un vide qui dure sans dire son nom, d’un vide qui anéantit en hurlant qu’il est jouissance.

Serais-je bientôt recouverte, MOI AUSSI, comme le reste de l’humanité, par le flot de cette non-matière qui contamine, qui brouille, qui veut ma peau et pourquoi pas, mon cerveau, pour s’alimenter, se reproduire, exister ?

D’accord, ici commença la lutte.

Le long récit de la lutte qui fit que tant d’autres que moi se mirent à veiller, à surveiller, à désigner le mal…

Pendant que je me maintenais de côté, à force de prise de conscience, de travail intense, de méfiance avisée, d’ascèse complexe et renouvelée, envers ce sucre gluant, poison moderne, danger déguisé, que je me maintenais donc férocement à l’écart, sérieuse et soucieuse, de quoi écrire en ma liberté préservée, que je tentais de laisser le vide se remplir de moi créant, devenir vitalité promise à faire sens, émotions et aventures qui se racontaient, je vis surgir l’affaire.

Exactement.

Je la vis envahir le monde nouveau.

Je la vis tout contaminer en ce monde à la vitesse des clics.

Je la vis résonner, me faire consulter chaque matin le monde nouveau comme un fleuve où j’allais pêcher, cliquant et cliquant encore, pour en savoir davantage chaque jour, n’y trouvant que ce que j’avais décrié, ce dont je m’étais tant méfié. Aucune nourriture véritable. Aucun poisson. Rien. Du vide resté vide.

Qui parlait déjà ? Qui allait parler encore ? Qui en était ? Qui n’en était pas ? Que m’en disait-on de cette façon ? Pouvais-je lire entre les likes, les émoticônes, entre les photos passées, dépassées, les articles bâclés, se copiant en miroirs fades et paresseux ?

Je ressentais : mes sœurs sont partout présentes, réveillées, elles s’expriment, j’ai pour elles tant de compassion, d’admiration à les savoir raconter ce qu’elles ont vécu. MOI AUSSI, disaient-elles lâchant leurs bribes de récits dans ce monde nouveau, indifférentes au fait qu’elles seraient trahies par lui. Qu’importe, elles parlaient, ça devenait n’importe quoi en forme de porc balancé, de mots trop courts et salis aussitôt, traînés partout, mal traités, mal copiés, mal divulgués. Rien d’elles pour de vrai, n’irriguant le monde nouveau avec des mots qu’elles avaient pourtant voulu de leurs cœurs courageux, pour tout révéler du plus secret, du plus difficile à dire, et alors ?

Je bloquais sur le monde nouveau et ses tics, et ses faux semblants, et ses abjections, et ses travers, ses meurtrissures à me meurtrir me privant du tout, sans doute, comme toutes les autres lectrices devant l’écran bloquaient avec moi. Et alors ?

Je ressentais aussi : les vieux mâles ne comprennent rien, ils bloquent, ils souffrent de ce qu’ils ne sont plus, ils nous empoisonnent, ils protestent stupidement, ils ne voient rien. Ils sont immergés dans le monde nouveau, ils l’ont fabriqué. Et ils l’accusent, pendant qu’ils y sont, de la faiblesse de ce qu’elles dénoncent. Monde vidé de séduction. Délation. Menace pour les acquis du libertinage, de notre liberté sexuelle. Mais non, ils butaient seulement sur la nature du monde nouveau et s’en servaient pour continuer à les faire taire. Ce n’était pas la parole de ces femmes qui était vide, mais l’écrin du monde nouveau qui en mangeait la substance, pour en reproduire des tentatives raccourcies, vite racontées, bâclées, braillées, mendiant les clics et les publicités en bord d’écran.

J’ai pensé à mon livre aussi, et à sa lenteur obligatoire, au temps s’étirant qu’il mettait à être lu, à la difficulté à constater qu’il faudrait peut-être des années pour que toutes les pages de LA MACHINE appartiennent à l’histoire, car elles y appartiendraient, quand toutes les femmes l’auront lu. Ou se souviendront qu’elles avaient à le lire pour en partager l’expérience souterraine et lentement mûrie. Comme on se dira : le temps qu’il nous a fallu pour comprendre que la vérité se lisait entre les lignes du monde nouveau, qu’il fallait y réintroduire des pages blanches, du vide, du silence, en ce lieu même qui semblait rempli à raz-bord de ce plein bruyant, mouvant, clinquant, et falsificateur.

Est-ce que j’appartenais à la modernité ? Était-ce la mode ? Était-ce l’époque ? Se passait-il quelque chose dans lequel j’étais comme elles toutes immergée à en avoir parlé, y travaillant depuis des années et des années, bien avant que W ne soit désigné comme le premier porc à balancer ?

Je me suis dit : mes préoccupations aujourd’hui, lorsque je m’interroge ainsi sont devenues des préoccupations d’écrivain. Je me suis dit : oui, MOI AUSSI, je me souviens atrocement de tous ceux qui ont posé sur moi, des yeux, des mains, des organes, des bavures, des salissures, des sécrétions de porcs qui se croyaient autorisés, dignes et appelés à le faire entre eux, exprimer leur convoitise, leur désir de moi, à vouloir m’attraper, me baiser, me tripoter, me traiter des noms qui les excitaient sans mon consentement, m’humilier si je refusais, critiquais, me révoltais à coups de pieds, de mains dans ta gueule, ou simplement relevais la tête en signifiant que non.

Non. Nous ne nous excitions pas des mêmes réalités.

Non. Nous ne voyions pas le monde de la même façon.

Non. Nous ne savions pas mentir non plus sur la réalité de nos forces, de la même façon.

MOI AUSSI.

Je me suis souvenue de la lenteur de cette prise de conscience, de l’impossibilité à en parler parmi tous.

Je m’en suis souvenue et je me suis demandée quoi en faire, comment m’y prendre avec le monde nouveau qui allait nous transformer, moi et ma parole, si je parlais maintenant, en une nouvelle femme compilée, pliée, pillée, copiée, cliquée, alors que je m’apprêtais à dire le plus intime, le plus douloureux, le vrai des combats, celui pour lequel je m’étais sans doute mise à écrire, il y a mille ans maintenant, à l’époque où la page était blanche et silencieuse.

L’époque où la plage n’était pas une plage où chacun vient marcher, fouler du pied, ce que je dis, s’étendre grassement en attendant les vagues, la prochaine affaire W.

Alors j’ai décidé d’écrire cet article, MOI AUSSI, puis un nouveau roman que je soumettrai bientôt à mon cher éditeur, de donner mon temps pour ce vide où je serai active à lui faire produire mes images, ma vision du monde, une nouvelle fois, mon regard affirmé sur ces femmes privées de leur récit, malgré elles, par delà leur courage, me l’ayant donné. Retrouvant cette époque, ressuscitée, où il n’y avait que ce néant en jeu, cet écho plein de ce que je pourrais en dire.

Vibration du monde à mon écoute, à leurs écoutes. Silence. Appel. Et mes mains se jetèrent sur la page, et elles tissèrent leur vérité.

NomAuteur

Virginie Chanu