TitreArticleVirginie

TU NE TUERAS POINT TA FEMME ADORÉE

ArticleCitation

« - Sire, j’aime Iseut éperdument, au point d’en perdre le sommeil. Ma décision est irrévocable : j’aime mieux vivre comme un mendiant avec elle, me nourrir d’herbes et de glands, plutôt que de posséder le royaume d’Otran. Ne me demandez pas de la quitter car, vraiment, c’est impossible.
Au pied de l’ermite, Iseut éclate en sanglots. Son visage change de couleur.
- Sire, il ne m’aime et je ne l’aime qu’à cause d’un breuvage que j’ai bu et qu’il a bu. »
Tristan et Iseut, Version de Béroul

« Je trouvais d’autant plus affreux de mourir que je ne voyais pas de raison de vivre. »
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée

« tu ne tueras point »
La Bible, Nouveau Testament, Livre de l’exode

CorpsArticleVirginie

Elle me disait souvent : « la vie c’est fait pour vivre et pour pleurer ». Et je pleure depuis qu’elle s’est fait tuer par l’homme qui l'adorait telle une déesse, d’une balle dans le coeur, dans un profond sommeil désormais éternel.

Mes soeurs pensent qu’il l’a libérée de ses souffrances, « il l’aimait tant… » « Il ne voulait pas qu’ils l’emmènent à l’hôpital, sans lui… »

Ma mère qui aimait tant rire ne faisait plus que pleurer sa douleur, le corps torturé par la maladie. « Ce n’est pas humain » disait-elle en essayant de marcher, ce dernier jour de sa vie, ce dernier jour que j’ai passé auprès de son corps ralenti, abîmé, souffrant, cherchant son regard : « maman… », trouvant son âme, priant avec elle dans l’après midi : « maman, si on priait ensemble, pour t’aider ? »
Elle n’y parvenait plus, pliée sur son déambulateur, fixant ses pieds qui ne répondaient plus à son désir d’avancer. Elle ne pouvait plus même tenir sa cuiller pour manger, je la voyais recommencer ses efforts, essayer de monter la nourriture à sa bouche, et la cuiller chutait. « Elle a perdu la pince » a dit mon beau-père, ce dernier jour aussi, le visage caché par sa propre main à la peau tannée, se tenant le front, courbé, anéanti, pendant le dîner que je venais de leur servir, regardant la femme qu’il avait tant aimée avec affliction et désespoir mêlés. Ma mère essayant de manger dignement, en silence, une épreuve. « Elle était si belle, elle parlait si bien. Tout le monde admirait ta mère quand on était à table chez nos amis, elle avait ce charisme. Et voilà, ce qu’elle est devenue… »

Pensait-il qu’elle ne pourrait pas appuyer elle-même sur la gâchette si elle avait « perdu la pince » ? Lui avait-il dit que ce serait pour ce soir ? De quelle façon avaient-ils réellement conclu un pacte pour mourir si ma mère avait perdu ce « charisme » et lui, le pouvoir de la ramener à celle qu’il avait aimée ?
Si ma mère avait « perdu la pince », elle ne pouvait donc plus écrire, non plus, pas plus qu’elle ne pouvait garder son téléphone à l’oreille pour nous appeler à l’aide. J’ai cherché en vain la lettre qu’elle aurait voulu nous adresser pour nous dire que c’était bien sa décision : « je vais partir mes filles, je vous aime, je sais que vous serez tristes et confuses, mais je souffre trop, je décide de mourir, rejoindre le Père, notre Seigneur, croyant que le paradis existe, que Jésus va m’accueillir, prenez soin de vous, soyez soulagées de me voir traverser vers l’autre rive, j’ai eu une belle vie… » Ce genre de choses, dans un ordre ou un autre. Ça aurait suffi pour me réconforter : elle était d’accord, elle l’avait demandé, elle le décidait aussi, elle croyait en Dieu, elle vénérait la vie mais elle souffrait trop pour que ce soit encore la vie : « ce n’est pas humain ». Je revois les médicaments que mon beau-père lui a donné toute la journée, des calmants et encore des calmants. Ce moment où il regarde sur internet si les médicaments sont compatibles entre eux. Ma mère vient de lui demander : « regarde sur internet ». Si elle lui demande de regarder, c’est qu’elle ne veut pas mourir. Si elle mange la nourriture que je lui ai préparée, c’est qu’elle ne voulait pas mourir.
Lui il n’a rien mangé. Lui il savait. Où l’arme était-elle cachée ?

Le regard de ma mère inquiète qui se penche vers le sol, assise sur le bord de son lit, avant de s’allonger après une heure de cauchemar pour réussir à aller aux toilettes, puis se laver les dents, mille ans pour y parvenir, avec le corps qui ne veut plus rien soutenir des actes obligatoires à la vie. « Il y a quelque chose en dessous du lit », elle dit, « quelque chose en dessous du lit… » et il y a de la terreur dans son regard. « Tu veux que je regarde ? »
Elle ne s’allongera qu’après que j’ai regardé. Je regarde, je fouille, je ne vois que des tee-shirts et du linge dans le tiroir sous le lit.
« Je ne vois rien, maman »
« Il y a quoi en dessous du lit ? » je demande à mon beau-père, de loin, il est dans la pièce à côté, « il y a quelque chose qui inquiète maman, on dirait ».
« Mais rien, mon bébé, y a rien au dessous du lit… » il répond exaspéré et angoissé, à bout de forces, ne sachant rien m’expliquer « couche-la, qu’elle dorme. Dors, mon amour, ça va aller… »

Et je repense à toutes ces fois au téléphone, où il a répondu à mes inquiétudes, « vous devez vous organiser autrement, s'il te plait...»,  « ça va aller… » répond-t-il. « Mais vous ne pouvez  pas rester comme ça, tous les deux, à la maison, en étant malades. Vous avez besoin d’aide. Tu t’épuises, tout seul avec elle. Il faut prendre une décision responsable… »
« Ça va aller... Ne t’inquiète pas, tout va bien, ma fille. On est devant la mer, on vit le temps qui nous reste dans un endroit qui nous plait, comme on a toujours vécu. Ça va aller… »
Maman en travers du lit. Ce dernier jour. Elle accepte enfin de s’allonger, et c’est la nuit de sa mort, le sait-elle ? Ça va aller ?

Je revois son front sous ma main, sa corolle de cheveux blancs quand je lui caresse le visage, avant de la laisser dormir, ses yeux se ferment, la nuit tombe. Je crois que je vais la retrouver demain, je crois qu’il me reste des jours et des jours à aimer encore ma mère que j’ai retrouvée, ma mère que j’adore avec ou sans charisme. Ma mère avec ou sans paroles à me dire. Maman que voulais-tu me dire avec ce regard de terreur ? De qui as-tu peur ? De ton père qui battait, il y a mille ans ? De l’homme que tu aimes qui ne t’écoute plus ? De la vie elle-même qui ne répond plus avec ton corps qui lâche ? « Il parait que dans mes yeux, parfois, on ne me voit plus que je suis là… » elle a dit aussi pendant ce dernier repas, « non maman, tu es là. Je vois que tu es là. Je vois que c’est toi, tu es toujours là ».
Parle-moi encore maman. Quels seraient tes mots si tu pouvais me parler depuis l’au-delà ?
Je me mets à genoux, souvent, j’essaie de l’entendre.

Mais dans l’appartement, quand on a pu y retourner, que la police nous en a donné le droit, il n’y en avait pas, aucun mot, rien de sa main, rien de dicté non plus, rien, rien, rien pour nous. Rien pour moi, sa fille ainée. Rien. Rien dans la pochette de plastique, non plus, cette pochette où elle avait décrit la messe qu’elle voulait me voir lui préparer, à coups de textes cumulés, éparpillés. Une écriture qui partait en lambeaux. Des bribes de phrases qui disaient qu’elle n’avait plus tout son « cerveau » pour faire la synthèse, que c’était à moi de la faire pour elle : « À toi le tri, à moi le repos. Grande toi. Ma grande que j’aime tant. 100000 baisers ».

Si elle a écrit pour la messe, elle aurait pu écrire pour dire sa mort désirée. Elle aurait pu formuler qu’elle l’avait décidé, de se tuer aussi, que mon beau-père le fasse un jour quand elle n’en serait plus capable. Mais non, j’ai retourné la pochette de plastique dans tous les sens : aucun mot que je n’aurais pu vu parmi tous les papiers, la bible, les morceaux de feuilles épars, divers. Rien sur la façon dont elle voulait mourir.

Alors en l’absence de mots maternels, je décide d’une interprétation des faits. Ma mère répétait : « la vie c’est fait pour vivre et pour pleurer ». Désormais je déclare qu’elle s’est fait tuer par l’homme qu’elle aimait d’une balle dans le coeur, dans un profond sommeil désormais éternel, sans le savoir, sans l’avoir décidé, sans avoir dit adieu ni à cet homme, ni à ses filles, ni à ses petits enfants. Ignorante et abusée en ces derniers instants de vie. Tuée par un homme qui a décidé à sa place, dans son immense désespoir de l’avoir perdue pour femme, pour cause de maladie. Mes soeurs pensent qu’il l’a libérée de ses souffrances, moi, je pense que ma mère qui aimait tant rire et pleurer, honorer la vie en sa richesse, ses mouvements, ses montagnes émotionnelles qu’elle englobait totalement, accueillait sans jugement sur la vie même, je pense donc que ma mère est morte assassinée par un homme qui l’aura toute sa vie adulée d’être aussi magnifique pour sienne, et ne supportait pas de l’avoir déjà perdue.

Les femmes n’appartiennent pas aux hommes, même quand ils les adorent.
Tous les matins, je me réveille, et j'entends en moi, vers mon beau-père qu'elle a tant aimé: "tu n'avais pas le droit. Laisse-la vivre encore. Laisse-la rire et pleurer". Mais il ne m'entend pas, il a retourné l'arme contre lui, cette même nuit, après avoir soigneusement épongé le sang de sa déesse d'une serviette éponge, qu'elle soit belle quand on les retrouve, il est mort aussi. Désormais, il erre entre ciel et terre, "je suis un assassin" a-t-il écrit dans son ordinateur. Oui. Tu l'es. Oui.

Tu ne tueras point ta femme adorée.

Publié le 8 mars 2018 : ou ma modeste contribution à la journée internationale pour les droits des femmes

NomAuteur

Virginie Chanu