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ET NOUS SERONS ENCORE PLUS HEUREUX SI NOUS CROISONS DES POISSONS D'ARGENT

ArticleCitation

« … car la vie a été manifestée, et nous l’avons vue et nous lui rendons témoignage… »
Jean:1, 2, La Bible

« Ne tuez qu’en toute justice la vie qu’Allah a fait sacrée. Voilà ce qu’(Allah) vous a recommandé de faire; peut-être comprendrez-vous. »
Sourate 6, verset 151, Le Coran.

« La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à résoudre. »
Gandhi

« Ne suivez pas mon enseignement aveuglément, éprouvez-le par vous-même. »
Bouddha

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« C’est un être vivant », il a dit, « ça traverse ma salle de bain sur le carrelage pendant que je suis assis sur les toilettes, ça va de l’autre côté de la pièce. C’est loin, l’autre bout de la salle de bain pour un petit animal comme lui, faut des efforts pour y aller. Et bien, il les fait les efforts, le petit poisson d’argent, il trottine, il y va courageusement, tic, tic, tic, je ressens de l’amour pour le petit poisson d’argent qui marche, qui marche, qui fait plein d’efforts pour y aller. Ça m’a remis de bonne humeur, tu vois. Toute ma déprime d’hier s’est envolée, juste en le regardant. Et en plus, c’est pas mauvais. »

Éclats de rire à cet instant. C’est moi qui éclate de rire : « comment ça, c’est pas mauvais ? Tu plaisantes ? »
Ses yeux taquins me fixent. Évidemment qu’il plaisante, mais il ne l’avoue pas, ça ne serait plus drôle.
« Tu l’as goûté pour de vrai ? » j’insiste, « allez, s’il te plait, dis-moi si tu l’as fait. »
Ses yeux noirs brillent vraiment aux éclats. Il me fait tellement rire, je n’entendrais rien s’il répondait maintenant. J’en profite. Ça fait plusieurs jours qu’il allait mal, que notre couple trainait dans sa tristesse sans réussir à s’en sortir, j’en profite, il est de nouveau d’humeur joyeuse. Au bout d’un moment, il finit par m’avouer le fin mot du poisson d’argent, nourriture ou pas nourriture ?
« Non, je ne pourrais pas le manger parce que ça signifierait le tuer. Et je ne veux pas tuer des êtres vivants. Même un être vivant tout minuscule comme lui. C’est tellement magique et merveilleux, un être vivant. Et puis, c’est aussi mon éducation… »

À NOUVEAU. Voilà, ça me revient à nouveau dans l’esprit : « tu ne tueras point ». Mon amour a été élevé chez les catholiques, même s’il est né d’un père juif, que ses grands parents sont morts dans les camps.
Les catholiques. Et je repense à la mort récente de ma mère, tuée par mon beau-père, qui a retourné l’arme contre lui, deux balles dans le coeur, une balle pour elle, une balle pour lui. Je repense à toute la violence que nous avons sentie nous traverser, mon amour et moi, à cause de ce drame, de la façon dont il m’a exemplairement soutenue. L’homme que j’aime m’aime tellement bien. Il est magnifique et si courageux dans sa façon d’aimer, il tient bon, il donne, il me prend la main, il me tient fort, il me parle, il me donne les bons mots, m’ouvre les bonnes directions. Mais parfois l’énergie que ça lui coûte le fait tomber dans la tristesse profonde. Il s’épuise sans s’en apercevoir, il me donne tout pour que je vive sans mes parents. Il me donne tout pour que je traverse l’infinie souffrance de les avoir perdu dans ces circonstances.
« Oui tu as appris qu’il ne faut pas tuer chez les cathos, quand t’étais petit » je lui dis. « Comme moi. Mais c’est comme pour les bouddhistes, aussi, n’est-ce pas ? » je lui demande. « La vie est sacrée, quelque chose comme ça ? Dans toutes les religions, c’est formulé et c’est interdit de tuer, ça doit avoir un sens… »
Il fait une moue sympathique pour me répondre : « pas besoin des bouddhistes, ni des cathos, ni de personne » il réplique en me souriant parce que ça ne va aller dans mon sens. « Je le regarde l’autre là, tout minus, qui traverse mon carrelage, et je vois bien que c’est un être vivant. Alors ça me fait ressentir une grande joie qu’il y ait un autre être vivant avec moi, dans cette salle de bain. Tout simplement. C’est ça qui fait que je me suis senti mieux. Il est vivant, et je ne suis plus seul ! »

« Mais oui ! » je m’exclame alors. « Mais oui, oui, oui ! » je fais encore plus fort, traversée soudain par un élan d’enthousiasme difficile à décrire tant il est intense, « moi aussi, j’ai connu ce sentiment de joie subite ! Exactement, le même, en regardant un poisson d’argent dans ma salle de bain ! C’est totalement incroyable ! »
Et je me revois sur le siège de mes toilettes, superposant à l’image de la sienne, homme assis, pantalon baissé, sur ses toilettes à lui, l’image de ma propre personne, toute nue, des années plus tôt, repliée sur mes toilettes à sangloter, souffrant de je ne sais plus quelle solitude de la femme qui est en train de vieillir sans amour, et apercevant soudain un poisson d’argent, lui aussi, à l’époque, traversant ma propre salle de bain, avec ce courage exemplaire, impressionnant pour une si petite bête, clic, clic, mais il va où ? ».

« Moi aussi, j’ai ressenti ça, pareil, avant de te rencontrer, quand j’étais désespérée. Cette joie subite qui revient. Tu te souviens, je t’ai raconté ? »
Non, il ne se souvient pas, je ne lui ai pas raconté, me signifie-t-il, en secouant négativement la tête. J’observe son beau visage ridé de vieille rock star, ses cheveux longs, tout noirs, ce charme si spécifique qui lui sort de chaque pore de la peau, je l’adore cet homme-là, c’est mon amour à moi, mon homme que j’aime jusqu’à la fin des temps.
« Le désespoir traversé, si, tu m’en as parlé » me précise-t-il, « mais pas du poisson d’argent ».
Le fait que je sois ce jour-là sur les toilettes et que la vue de ce petit poisson d’argent me rende la santé mentale, la joie, la force. Je ne lui ai pas raconté ? Et pourtant, voilà ce qui fut important. Tout ce que je viens de ressentir dans cet enthousiasme subi se résume ainsi soudain dans mon esprit : il y a quelque chose chez cette petite bête qui produirait donc le même effet chez mon amoureux, et chez moi, à des années de différence. Pourquoi ?
Je me souviens. Je me suis relevée des toilettes en me sentant mieux, simplement parce que j’avais observé la course du poisson d’argent sur mon carrelage, sa traversée vers des bribes de nourriture invisible, avant de revenir dans sa maison-grotte-fissure de ciment entre les joints du carrelage abîmé, vieux, fissuré, depuis combien de temps, je vis dans cette maison ?

Non. Je réfléchis. Et je me dis que ce n’est pas uniquement la vue d’un être vivant qui produit cet effet de réconfort. Il y a autre chose chez ce petit animal.
« Tu sais quoi ? », j’ajoute alors en fixant mon amour dans les yeux. « je crois que ce n’est pas seulement parce que c’est un être vivant, que cette bête nous ait rendue la joie, à toi, et à moi. Différemment. Mais nous l’ait rendue. »
Il me fixe, il attend la suite.
« Imagine, on aurait observé un cafard, traversant notre carrelage. Un cafard ! Tu ne serais pas tout joyeux à nouveau. Et moi, à l’époque, non plus. Ça m’aurait juste dégoutée et déprimée encore plus de voir que ma salle de bain avait attiré un sale cafard dégueu, non ? »
Il me sourit, il est d’accord. Peut-être même qu’il éclate un peu de rire, un instant, en me voyant quasiment faire le clown pendant que je raisonne sous son nez. Parce pour le moment, il ne capte pas encore la pertinence lumineuse de ce que je lui raconte.
« Ce n’est pas parce qu’il est vivant, que le poisson d’argent nous a rendu la joie, c’est parce qu’il est doué d’une capacité particulière. »
Mon homme m’observe, il tire un peu sur sa « tototte », son appareil à lui fournir de la nicotine dans les poumons, signe qu’il a décidé de se concentrer sur la conversation. Il se demande si je vais développer davantage. Oui je vais développer davantage, je poursuis : « je crois que cet animal a un pouvoir, il doit nous envoyer des vibrations, directement dans le cerveau. Il doit avoir cette aptitude. Comme un signal qui doit percuter les neurones. Quelque chose de naturel, mais de réel en même temps. Une onde. Une vibration oui. Une sorte de transmission de pensée, mais animale, sans langage articulé bien sûr. Il envoie des ondes qui donnent de la joie. Il fait cette chose de cerveau à cerveau. Cerveau animal à cerveau humain. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Il me sourit encore, mais je ne sais toujours pas pourquoi : « Il faudrait vérifier, si tu crois que c’est réel. Faire l’expérience. »
« Oui, on pourrait faire l’expérience, la prochaine fois que tu vas mal. On te mettrait en relation avec un poisson d’argent. On te dirait : vas-y, regarde-le se balader etc… et on verrait si tu reçois le signal de la joie, à nouveau, dans ton cerveau. Si vraiment, il y a un phénomène observable qui se reproduit. »
« Pourquoi pas », approuve mon amoureux. « Mais le problème, c’est que je n’ai qu’un seul poisson d’argent chez moi. »
« Comment ça ? »
« Oui, j’en ai jamais vu d’autres. Donc… ça réduit le champ des possibilités. Il faudrait pouvoir le convoquer le jour où je ne vais pas bien. Le trouver surtout. Elle est grande ma salle de bain. »
« Mais tu ne sais pas où il habite ? » j’ai fait avec une franche surprise, moi je savais très bien où habitaient mes propres poissons d’argent. « Tu ne l’as pas vu rentrer dans son habitation ? »
Là, mon amour s’est remis à rire franchement. Et en cet instant précis, j’ai ressenti que nous avions beau nous aimer passionnément comme une seule entité faite de lui et moi, nous étions bien séparés, distincts, capables de penser des choses différentes. Et de l’affirmer. Parce que plus je précisais ce que je venais de ressentir et d’élaborer jusqu’à une idée, plus j’en étais absolument certaine : le poisson d’argent envoyait des ondes de joie vers le cerveau humain, il avait ce pouvoir spécial, inexpliqué, ignoré de toute l’humanité pour l’heure. Et il fallait certainement que je parvienne à le démontrer, si j’étais la seule à l’avoir compris. Voire, il fallait que je le fasse pratiquer par d’autres humains. N’était-ce pas une découverte de choix si j’avais trouvé dans la fréquentation du poisson d’argent, un remède naturel et simple à la dépression ?

Parce qu’il fallait bien avouer que mon amour avait été très malheureux, ces jours derniers, avant de se retrouver assis sur ses toilettes avant de recevoir le « message » de bien-être du poisson d’argent directement dans son cerveau.
Je me suis relevée du canapé où nous étions tous les deux allongés à nous détendre, et j’ai repris mon raisonnement : « je vais essayer de trouver des gens qui ont besoin de fréquenter les poissons d’argent, et voir si le fait d’être en relation avec eux, les aide. Tu en penses quoi ? »
« Que tu devrais d’abord écrire cette anecdote, mon amour, tu es écrivain, pas thérapeute. »
« Et un écrivain ne peut pas guérir les autres de leurs souffrances ? »
« Bien sûr que si. Mais avec les mots, non ? Et des mots, tu en as à profusion. Alors que des poissons d’argent… »
« Mais j’en ai aussi à profusion ! » me suis-je exclamée en me disant aussitôt que non, je parlais trop vite, la dernière fois que j’en avais vu un, chez moi qui allais bien désormais, étant dans un tel état de grâce, avec cette vie pleine de cadeaux, depuis que j’avais rencontré mon amour. C’était bien avant que mes parents ne meurent de cette façon terrible, évidemment. Depuis l’arrivée de mon amour et de l’amour dans ma vie, je n’avais plus vu de poisson d’argent trainer dans mon appartement tout propre et tout rangé.
« Oh merde, non, tu as raison. Je n’ai plus de poisson d’argent chez moi. C’est peut-être pour ça que j’allais à nouveau mal. Que toute la détresse de ma mère est revenue me hanter le cerveau quand ils sont morts, tous les deux, quand il l’a tuée, quand il s’est tué, que je n’ai pas réussi à le supporter ? »

Mon amour m’a regardé sans conviction aucune. Il ne croyait pas à ma thèse. Mais il me regarda aussi avec une infinie compassion. Une douceur si pleine d’amour qui faisait de ses yeux noirs des bijoux d’or et de feu, des lacs sous la lune, des rivières pleines de santé, pendant que je sentais les larmes revenir me noyer les yeux, la tristesse me tirer au fond du puits avec mes parents m’appelant à l’aide.
Il m’a ouvert ses bras et je suis revenue me blottir au chaud, contre son grand corps, respirer son odeur de mâle réconfortant.
« C’est un être vivant », il a répété, « comme nous deux, mon amour, le poisson d’argent est vivant, lui aussi, il vit très longtemps. Nous sommes vivants, et nous allons continuer très longtemps, nous aussi. Personne ne va mourir ici, ni toi, ni moi, et nous serons heureux, heureux, heureux, encore très longtemps, tu m’entends ? Et nous serons encore plus heureux si nous croisons des poissons d’argent. »

NomAuteur

Virginie Chanu