LA FUGUE D'HENRY
"Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus"
Marcel Proust. Le temps retrouvé.
"Il me semble à la fois que le temps se traîne comme un escargot et qu'il m'échappe; c'est le grand tourment de l'espérance."
Janine Boissard. Chuuut!
"Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n'a posé son empreinte."
Virginia Woolf. De la maladie.
Cette nuit, Henry s’est échappé de son bocal. Je m’en suis aperçue alors que j’étais déjà levée depuis un quart-heure à ranger l’appartement, et préparer mon petit-déjeuner. Une trace de bave sur un set de table m’a alertée sans que je valide intérieurement que c’était anormal. Puis j’ai vu le trou dans le plafond de son bocal. Une véritable ouverture aux bords déchirés dans le filet de plastique jaune qui recouvrait méticuleusement les bords du verre. Comment avait-il fait pour l’éventrer ?
Souvent nous l’avions vu passer la tête entre les interstices, tendant le cou, allongeant ses antennes, cherchant visiblement à sortir par delà cette barrière, poussé par sa force motrice vitale naturelle. Mais sa coquille à l’arrière le retenait, trop large pour la dimension des mailles. Il ne pouvait pas la faire passer à travers le filet. Il avait tellement grossi depuis que nous l’avions recueilli, chaque jour, devenant plus gros, gavé de toute la salade que je lui donnais. J’avais plusieurs fois vérifié qu’il était impossible qu’il déchire le plastique rien qu’en poussant dessus.
Et pourtant, aujourd’hui, Henry avait traversé la barrière infranchissable de son bocal. Il est sorti. Il était parti. Laissant son habitable plein d’une salade inutile, il se baladait librement quelque part dans mon appartement. À moins qu’il ne fut déjà recroquevillé à bout d’humidité, dans un coin, derrière un livre, caché, attendant une pluie qui ne viendrait jamais.
La première chose à laquelle j’ai pensé, c’est : j’espère que je ne l’ai pas écrasé sans le vouloir. La deuxième : mais non, j’aurais entendu craqué son être de mollusque sous la semelle de ma baskets. Donc il était vivant dans cinquante mètres carrés hostiles et non adaptés à son mode de vie, il fallait le retrouver.
J’ai téléphoné à mon amour pour recevoir une aide balistique et me faire encourager. Réconforter, même, j’avoue. Avoir perdu Henry me donnait le sentiment d’être une mauvaise mère d’escargot, de n’avoir pas fait la bonne chose à faire pour qu’il se sente heureux à la maison.
« Tu es une excellente mère d’escargot », m’a garanti mon amour après avoir rigolé du fait que je m’inquiétais, « tellement bonne qu’il a eut la force de faire sa première fugue. Souviens-toi de comment il était minuscule à son arrivé chez nous. Tu l’as tellement chouchouté qu’il a multiplié sa taille au moins par mille. Tu imagines la force d’amour qu’il a reçu ? » « Ok, d’accord, je suis une bonne mère, génial, mais comment je le retrouve maintenant ? » « Tu as suivi ses traces, partout ? » « Oui, la piste s’arrête sous la table… » « Va voir dans les plantes, il cherche l’humidité, il a un instinct d’escargot » « J’ai déjà regardé dans les plantes, il n’y est pas. » « Va voir aussi dans la cuisine, il a pu passer sous la porte. Et si la fenêtre était ouverte, il peut être parti, il va pleuvoir aujourd’hui » « Oh non… » « Oh si… » « Et si je ne le retrouve pas ? » « Tu vas forcément le retrouver. Bois ton thé tranquillement. Réfléchis. Ne cherche pas frénétiquement. Réfléchis et tu le trouveras ».
Il n’était pas dans la cuisine. Du moins de ce que je pouvais en voir, vu l’accumulation d’objets épars dans cette pièce. La fenêtre était fermée. Donc, si Henry y avait été, j’avais l’assurance qu’il y était encore. Je jetais un regard à l’évier. De la vaisselle bouchait le trou d’évacuation, il n’avait pu passer par cette ouverture humide, non plus. Je m’agenouillais et examinais les tomettes du sol : aucune trace de bave. Conclusion, il n’était pas venu ici. Il était encore chez moi, mais dans l’autre partie de l’appartement. Je bouchais le dessous de la porte avec une serviette en revenant dans le salon. Je versai l’eau bouillante dans mon thé vert, je respirai, je ne devais pas renoncer.
Réfléchir. Comment réfléchir à la façon dont un escargot pouvait être en mouvement, quelque part, la direction qu’il avait prise, le haut, le bas, le sol encore ou pas ? Me mettre à sa place, comme dans les fictions où le policier, le profiler, le détective se mettait dans la tête de celui qu’il poursuivait. Me mettre dans la tête d’Henry pour m’imaginer ramper, percevant l’humidité, la cherchant ? Est-ce que j’aimais la lumière ou l’ombre ? Est-ce que j’avais faim ou pas ? Qu’est-ce que j’avais comme but dans la vie en m’échappant ainsi ? Où est-ce que je croyais donc aller ?
Si j’étais Henry, je ne savais pas que la pièce était immense, dans un appartement encore plus immense autour d’elle, posé sur un immeuble immense, de six étages immenses, donc loin du sol véritable, loin de la terre à rejoindre, que ce sol lui-même couvert de béton se trouvait à plus de deux kilomètres de la première véritable esplanade de verdure possible, le Bois de Boulogne, seul lieu où j’allais avoir des chances de pouvoir vivre. Si je partais dans une autre direction, c’était foutu pour moi, je m’épuiserai sur les rues et les trottoirs sans jamais rien atteindre de vivant, d’humide, de comestible, tellement loin de tout habitacle compatible avec mon organisme d’escargot. Sans parler du fait que j’avais de nombreuses chances de me faire écraser avant d’atteindre un quelconque brin d’herbe.
Cette modeste réflexion sur les intentions et les chances d’Henry me donna soudain un profond sentiment de tristesse. Un abattement incommensurable devant ma tasse de thé fumant. Certes, je n’allais pas renoncer à chercher Henry, je finirai sans doute par le trouver recroquevillé sous un meuble, avant de le remettre dans son bocal, lui redonner une belle feuille humide à mâchonner, pour le consoler. Je le doucherai même sous le jet du robinet pour qu’il se réhydrate, et puisse se remettre de sa fatigue et de ses émotions de gastéropode intrépide. Mais je ne serai pas consolée personnellement en le voyant enfermé à nouveau dans son bocal, un nouveau filet plus solide bouchant son bocal pour le protéger de lui-même.
Pourquoi ? Pourquoi étais-je si profondément triste en y pensant ? Pourquoi étais-je aussi affligée en imaginant à nouveau Henry enfermé ?
Je me suis dit : est-ce que je suis Henry ? Est-ce que je suis comme lui, enfermée même en ayant cru que je suis librement en train d’avancer ? Est-ce que je suis en train de me mouvoir dans un espace piégé qui n’aura pas de but pour moi, loin d’atteindre le moindre Bois de Boulogne, ou autre jardin plein de verdure et de promesses de vie paradisiaque ? Est-ce que je ne suis qu’un petit animal doué d’une intelligence limitée, dont une autre créature saurait à ma place la véritable dimension de l’univers, me voyant peiner dans ma force vitale, après avoir trouvé l’ouverture, ce trou dans le filet, sans savoir que j’aurais beau avancer maintenant de toutes mes forces molles, lentes, persévérantes, je ne pourrais jamais quitter le minuscule espace qui m’est disposé ? Que je suis condamnée à n’être que ça ? Ici ? Ainsi ?
Je questionnais le ciel. Je demandais la réponse et du réconfort, lorsqu’il s’est mis à pleuvoir.
J’ai levé la tête, et j’ai aperçu Henry qui se baladait sur mon plafond, avançant sur la légère tâche humide que les tôles du toit de l’immeuble, fuyant depuis des années, laissaient sur une partie de ma peinture. J’aurais dû le signaler depuis mille ans à la co-propriété qu’ils refassent la toiture, mais je ne le faisais pas. J’aimais la forme de la tâche qui évoluait avec la pluie. Le blanc de mon plafond teinté de beige, piqué de petits points plus sombres partant en étoile. Comme une méduse dentelée qui grandissait imperceptiblement chaque jour. Henry se trainait sur la méduse. J’ai espéré qu’il ne s’empoisonne pas avec la peinture très certainement dissoute par l’eau, et j’ai grimpé sur une chaise pour l’attraper.
Lorsque je l’ai eu entre mes doigts, j’ai regardé sa petite tête d’escargot rebelle, ses antennes qui tournaient dans le vide pour savoir ce qui lui arrivait. Et je lui ai demandé du fond du coeur : je fais quoi maintenant avec toi ? Je te remets dans ta prison et je continue à jouer ton dieu maternel, ou je fais deux kilomètres sous la pluie pour te remettre dans l’herbe du Bois de Boulogne ? Je fais quoi en te rendant la liberté après t’avoir nourri, choyé, hydraté, observé, parlé de toi à mes amis, à mon amour, à mon fils, je fais quoi ?
Seras-tu plus heureux dans la forêt ? Seras-tu à même de t’y reproduire ? De trouver de la joie ? De transmettre à d’autres escargots ta grande aventure ? Ta rencontre avec moi qui t’ai sauvé une fois, ce jour où tu étais si petit dans la batavia bio, puis une deuxième fois, en te rendant à la nature ?
Je ne sais pas, mais en l’absence de réponse assurée, je préfère y croire, que ta vie là-bas sera signifiante, que de valider une idée qui dirait que tu mourras de toute façon desséché et ignorant. Un parmi tant de ton espèce aliénée à la nôtre. Je préfère croire en toi dans le Bois, en un lieu protégé, un instant… Et je prends un parapluie pour sortir.
Pendant que j’attends l’ascenseur pour atteindre le sol, ces six étages plus bas, j’espère qu’il y a aussi quelque part une grande moi, qui n’est pas moi, qui me dépasse et me transcende, une grande créature divine, qui pense plus loin et plus haut que moi, qui sait l’espace et le temps, qui voit ce que je ne saurais jamais voir avec mes antennes limitées, un dieu, une déesse toute puissante et bienveillante, capable un jour de me prendre entre ses deux doigts pour m’emmener jusqu’à un autre Bois, jardin immense, forêt, paradis couvert de fleurs et de plantes, où je serai enfin libre.
Virginie Chanu