ÉGLANTINE OU LA LEÇON DE NATURE
« A son lit de mort, l'homme songe plutôt à élever son âme que des lapins. »
Louis Auguste Commerson
Je me souviens, il était arrivé avec un lapin blanc. Une petite bête touffue de poils. Un museau rosé. Des gros yeux comme des billes noires. Il avait dit : « c’est une lapine, les filles. Vous allez apprendre la nature. » Et ma sœur avait trouvé ça mignon, cette bête touffue de poils. Moi je l’avais trouvée douce et minuscule. La lapine n’était pas encore énorme, ce qu’elle allait devenir plus tard, à force de la nourrir, de la laisser enfermée dans son clapier.
Je ne me souviens pas immédiatement de qui l’avait baptisée. Il est probable que ce fut ma sœur aussi. Ma sœur était douée pour ces choses là : donner des noms, créer des petits événements rigolos, chaleureux, qui nous fédéraient tous. Créer de la vie en fait. Et elle l’avait baptisée : Églantine. Sans se douter que ça rimait avec lapine, que c’était un nom générique, un nom qu’on ne pourrait jamais oublier. Pas plus que je n’oublierai jamais ce qui est arrivé à Églantine.
Il avait construit le clapier. Du moins, c’est le sentiment que j’en garde, mais c’est peut-être faux, comme beaucoup de choses que je croyais vraies de lui, et qui se sont avérées fausses. Peut-être l’avait-il plutôt trouvé chez une connaissance, ou peut-être l’avait-il acheté tout simplement, là où il avait acheté la lapine. Quoi qu’il en soit, je me souviens de lui, penché sur la cage pleine de paille, ou de foin, lui dans sa tenue de bureau, qui installait tout ce dont Églantine allait avoir besoin dans sa maison. Je me souviens du paquet de granulés, énorme paquet, dans une texture papier kraft, une pauvre texture triste, un paquet rempli, bondé, d’une nourriture grisâtre et terne qui allait être la base de ce qui nourrirait Églantine.
Je me souviens de son sourire, immense, magnifique sourire aux dents blanches parfaitement alignées, sa signature que ce sourire légendaire, de la satisfaction qu’exprimait ce sourire, devant le fait que ça y est ! L’installation pour loger Églantine fonctionnait ! C’était génial de l’avoir amenée ici, installée, et que l’expérience des filles faisant connaissance avec la nature allait pouvoir commencer.
Ma mère en pensait quoi de cette expérience ? Ma mère pratiquait un art difficile qui consistait à exprimer à voix haute que tout ce qu’il faisait était formidable, exceptionnel, merveilleux, supérieur à tout ce que faisaient les autres hommes de la terre. Et surtout, ce qui était sous-entendu à qui savait lire dans l’âme complexe et mortifère de ma mère, supérieur à mon père. Donc ma mère ne pouvait qu’exprimer que l’expérience de ses filles, allant bientôt faire connaissance de la nature grâce à Églantine, était une bonne expérience à venir. La ligne directrice de ce qu’il fallait donc en penser, nous aussi, en suivant ce que formulait ma mère à voix haute étant : elles ne connaissent rien de la nature, elles sont nées en ville, contrairement à mon homme si extraordinaire qui connait si bien tout les choses de la nature, et va pouvoir en transmettre un peu à mes ignares de filles.
Bref, nous étions donc, ma sœur et moi, prêtes à suivre l’expérience. Un des premiers éléments de l’expérience, c’était la régularité des contraintes. Tous les matins, il nous fallait donner des carottes, ou autres légumes durs qu’elle puisse ronger, à notre Églantine. La nature devait nous enseigner que l’animal ne pouvait être oublié une fois qu’il était entré dans la maison. Dans le jardin de la maison du moins. Il fallait tous les jours se rendre au clapier, y apporter les légumes en questions, ouvrir la grille, donner les légumes. Également, il fallait changer la paille, remplir le réservoir d’eau, verser les granulés dans son écuelle. Parfois, et c’était l’examen d’Églantine qui nous l’indiquerait, il fallait aussi attraper une lime en acier, et rogner les dents de devant qu’Églantine n’usait pas suffisamment, vu ce mode de vie qui ne lui présentait pas assez de racines ou autres duretés à ronger.
Qu’on en ait envie ou non, ça faisait partie de l’expérience, tous les matins, il fallait en être, y aller, le faire : dépasser notre lassitude qui forcément allait nous frapper et nous donner envie d’oublier Églantine au fond de son clapier.
Je me souviens, c’est la principale observation qu’il avait faite : « il ne faudra pas laisser tomber, les filles. Sinon… »
« Sinon quoi ? » avais-je demandé.
« Sinon Églantine sera renvoyée à l’endroit d’où elle vint… » Et à coup de ce sourire légendaire, nous souriant comme si c’était autant joyeux, qu’inévitable, il sous-entendit alors que c’était vraisemblablement ce qui arriverait. Il ne croyait pas une seconde que nous soyons capables de suivre l’expérience positivement jusqu’au bout, de répondre à toutes les attentes qu’il plaçait en nous sur ce terrain.
Mais ce n’est pas du tout ce qui nous est arrivé. Je me souviens au contraire du fait que nous pensions à Églantine tout le temps, que nous allions la voir chaque moment possible, et que surtout, nous avons commencé à formuler que nous n’aimions pas qu’elle reste enfermée dans ce clapier, toute seule, toute la journée, toute la nuit, tout le temps. Églantine avait tendance à se terrer au fond du clapier en nous voyant arriver, et elle nous évitait comme si elle nous craignait quoi qu’on fasse ou pense d’elle. Ça nous faisait de la peine, chaque jour davantage, nous y voyions sa difficulté à être heureuse parmi nous. Son complexe. Sa timidité. Son malheur de bête exclue.
L’expérience prit donc un tour inespéré, nous nous mimes à sortir Églantine le plus souvent possible de sa cage pour l’emporter à l’intérieur de la maison avec nous. Je garde cette image précisément gravée dans ma mémoire : ma sœur attrape Églantine en poussant des petits cris marrants parce que la lapine se méfie, se recroqueville au fond du clapier, que la paille se répand partout, que c’est compliqué d’arriver à lui saisir la peau du cou, pour la serrer contre elle. Mais c’est ce que ma sœur parvient quand même à faire, suivant en cela une leçon de nature qu’il nous avait donnée : « la peau du cou, les filles, vous voyez ? Cette peau pend, elle est toute molle. C’est pas difficile de la serrer et hop ! » Cris de protestations de nous, les filles donc : « pauvre Églantine, arrête ! » « Mais non, ça ne lui fait pas mal ! Grand éclat de sourire légendaire pour finir, secouant la bête au bout de sa peau qui pend, nous la montrant comme une chose saisie dans sa main. Une chose qui ne peut protester. La peur dans les yeux d’Églantine. L’éclat vif, malin, rieur, dans ses yeux à lui. La bête fait ce qu’on l’oblige à faire. La bête est nôtre. La bête est soumise. Sur la bête, on a tous les droits, et c’est drôle de la dominer ainsi, puisqu’on a les yeux qui pétillent de joie.
Ma sœur donc rentre de l’école, je me souviens qu’elle vient me voir dans ma chambre et me demande si je veux aller avec elle, chercher Églantine. Oui. Je le veux. Moi aussi, j’aime la lapine. Moi aussi, je me sens malheureuse comme si elle était un peu moi, de la laisser croupir toute seule dans la paille, de laisser sa peur gérer sa vie de lapine soumise et dominée.
Tous les soirs, nous le faisons donc, nous allons la chercher dans son clapier, nous l’emmenons avec nous dans la maison. Je me souviens de cette image donc : Églantine serrée dans les bras affectueux de ma sœur. Le nez de ma sœur dans les poils blancs d’Églantine. Le plaisir de ma sœur à tenir ce joli petit animal tout chaud et tout mignon dans ses bras. La joie. La vie d’Églantine. Le bonheur que nous donne Églantine à être vivante avec nous. Ensuite ma sœur la laisse dans une boite en carton, sur la table de la cuisine, avec nous, pendant que nous faisons nos devoirs, prenons un goûter, nous racontant nos histoires de la journée.
Je me souviens qu’Églantine aime peu à peu nos caresses et cesse de nous craindre. Je me souviens qu’elle répond peu à peu à son prénom, « Églantine… », tourne la tête bientôt à la musique qu’il fait. Qu’elle mange dans la paume de ma main, sans jamais oublier qu’il y a ma peau au dessous, me regardant. Je me souviens quasiment de son regard qui change d’expression au cours des jours en sa compagnie. De quelque chose comme un nuage qui s’échappe d’elle, par dessus son poil blanc, d’un voile grisâtre qui la lâche. Je crois que c’est la peur qui partait.
Est-ce que ma mère proteste ? Est-ce qu’elle se doute que ce n’est pas exactement la leçon de nature qui était visée par son homme ? Je ne me souviens pas de la réaction de ma mère à ce moment-là. Pas plus que de sa réaction à lui. Je crois me souvenir qu’ils ne sont jamais rentrés du travail à l’heure où nous emmenons Églantine dans la cuisine pour en faire notre amie lapine. Ils ont pour habitude de travailler extrêmement tard, tous les soirs. Je me souviens que les moments où il va voir si le clapier est propre, si nous avons bien suivi l’expérience, et respecté les consignes de persévérance, se passent de plus en plus souvent dans le noir. Parce que la nuit arrive de plus en plus tôt. Je me souviens du nuage qui lui sort de la bouche et du nez pendant qu’il le fait. Du trait de lumière jaune qui vient de la porte du garage. De l’odeur du foin et de l’urine d’Églantine dans la boite en carton que nous cachons dans la buanderie.
Je me souviens aussi du fait qu’Églantine devient de plus en plus grosse. Il y a un moment où ce n’est plus un bébé lapin, tout blanc, juste une boule de poils. Non, elle est devenue adulte vraisemblablement en passant directement au stade du lapin adulte bien gras, rebondi, dodu. Mais je ne me formule pas de cette façon à ce moment là, je me dis juste : ça fait longtemps qu’elle est avec nous pour avoir tellement pris de poids. Et je remarque dans les bras de ma sœur, elle occupe maintenant un volume étonnant. Presque lourde à porter. Un coussin, un oreiller de poils blanc, vivant, le museau frémissant, l’œil vif et qui se fixe dans le vôtre. Une lapine intelligente et gentille.
Un dimanche, il décide que c’est le jour, qu’Églantine étant devenue une lapine adulte, puisque nous avons bien pris soin d’elle, et qu’il nous en félicite, elle doit maintenant devenir mère. Il va falloir l’emmener jusqu’à un mâle qu’elle se fasse engrosser. Je ne me souviens pas du prétexte que je trouve pour ne pas venir. Je ne me souviens pas non plus si ma sœur y va ou non, si elle a assisté à la relation sexuelle qui modifia à jamais le destin d’Églantine. Mais je me souviens par contre du fait qu’il parte avec Églantine, enfermée dans une cage spéciale dont elle touche les parois tant elle est grosse, et qu’il rentre quelques heures plus tard, en disant que c’est fait.
Qu’est-ce qui est fait ? Et la réponse n’est pas d’une clarté totale dans mon souvenir. Je ne me souviens pas de ses mots exacts lorsqu’il en parle, le soir en rapportant la cage et qu’il va remettre Églantine dans son clapier. Mais sérieusement, la réponse exprime néanmoins le fait qu’elle est devenue « une femme ». Que l’action sexuelle a eu cet effet comme aucune autre avant elle : « une femme enfin ! » Certes, « une femme du côté du monde lapin », précise-t-il en riant comme si j’étais une petite fille à qui il doit expliquer le monde et son fonctionnement, mais une femme toutefois et qui s’est bien amusée avec des tas de lapins, « coquine d'Églantine ! » En ce sens, je comprends alors que selon lui, la destiné à devenir adulte, sur le plan du féminin donc, passe par le fait de se faire monter dessus par un mâle pour se faire engrosser ! La destinée du féminin auquel j’appartiens, c’est donc de devenir génitrice, en son temps, et de s’en trouver contente. Là sera ma jouissance comme ce fut certainement le cas de cette « coquine d'Églantine » cet après-midi.
Je suis consciente que ce que je raconte peut paraître étrange et exagéré. Mais il faut noter cet éclat encore dans son regard pendant qu’il m’explique ce qu’il pense de l’après-midi consacré au sexe d'Églantine. Il faut noter le sourire légendaire à nouveau, et ce qu’il me fait ressentir par delà les mots qu’il utilise pour me parler d'Églantine troussée par les lapins tout l’après-midi. Il trouve ça savoureux pour elle. Il exprime qu’elle a dû y prendre du plaisir, et il en appelle à ma complicité comme si je pouvais comprendre autant que lui que c’est marrant et qu’ainsi va la vie pour les lapins autant que pour les humaines.
Alors que moi, je m’identifie à Églantine. Alors que moi, j’aime la lapine et sa douceur, et qu’elle est devenue mon amie, et que je suis une créature féminine et douce, autant qu’elle, dépendant de lui, de sa maison, de son argent qui sert à nous loger toutes, ma mère, ma sœur et moi, à nous nourrir. Que nous ne pouvons pas le contredire en ce sens, nous retrouver dehors, ou que sais-je, comme avant qu’il arrive dans nos vies. Mais que je ne trouve pas ça drôle pour autant d’imaginer Églantine se faire baiser par des tas de lapins, pour devenir mère, selon sa volonté d’humain qui la domine et décide pour elle, selon son bon vouloir à lui, sans savoir ce qu’elle ressent, elle, s’en moquant au final. Sans rien savoir de la vraie jouissance de la lapine, mon amie, Églantine.
J’ai le sentiment de progresser en me rappelant cette partie du souvenir. Le sentiment de mieux comprendre qui il était, et le hiatus qu’il y aura toujours entre lui et moi. L’expérience de la nature, selon lui, continue sans doute en cet instant, lorsqu’il referme la porte du clapier et renferme Églantine dans sa prison de lapin, pour moi, elle se brise. Je ne comprends pas pourquoi ce serait là pour Églantine, ainsi que pour toutes les femelles placées sous la direction des humains mâles, tel que lui, un progrès désiré que de recevoir dans son ventre de lapine, le sexe des lapins, puis la semence des lapins, de satisfaire leurs fantasmes, mener à bien leurs projets, les nourrir, les écouter, les croire, et les aider à trouver le monde jouissif de cette façon, en leur donnant leurs corps à ensemencer.
Je me souviens alors que je refuse en cet instant l’expérience de la nature, selon ses critères, et sa façon de voir le monde, de le sentir, de penser les femmes, les lapines, et d’en obtenir satisfaction. Nous ne sommes pas du même côté de la vie. Nous ne l’avons sans doute jamais été. Nous ne le serons jamais plus.
Parce qu’il va se passer quoi maintenant pour Églantine ?
Tous les soirs, nous continuons à prendre soin de sa maison et la ramener dans la nôtre pour nous tenir compagnie. Et c’est à partir de là qu’elle devient véritablement obèse. Certes elle est enceinte, et des quantités de petits lapins sont en train de grossir dans son ventre, mais atteindre ce point d’obésité devient de plus en plus inquiétant néanmoins. Bientôt Églantine ne parvient quasiment plus à bouger toute seule. Ce n’est plus la peine de veiller méticuleusement sur elle, de la surveiller dans sa boite pour qu’elle ne fuit pas dans la cuisine pendant que nous faisons nos devoirs. Elle ne tente plus même de sauter hors du carton. Elle ne fait plus que manger. Nous n’avons plus jamais à limer ses dents avec la lime d’acier, tant elle y va fort sur tout ce qu’on lui donne à manger. Nous commençons à nous inquiéter pour elle.
Je me souviens que ce soin que nous avons d’elle, ma sœur et moi, me semble alors être la principale leçon de cette expérience de nature. Je me le formule. Je me souviens que j’espère même un instant que ça pourrait être ça la leçon de nature qu’il a désirée nous transmettre. Je l’espère. Je ne peux pas m’empêcher de l’espérer un peu. Encore un peu.
Je me souviens que l’affection que je porte à Églantine me semble correspondre exactement à ce que je croyais qu’il voulait que j’apprenne. Nourrir. Entretenir. N’est-ce pas ce qu’il fait pour nous, pour ma mère, ma sœur et moi ? J’espère tant que c’est cela la leçon. J’essaie d’oublier ce que j’ai ressenti en voyant ses yeux briller lorsqu’il parlait de toute cette baise avec les lapins.
Je me souviens aussi du jour où je fais une phrase simple pour dire mon affection envers Églantine, et que je vois sincèrement éclater de rire en m’écoutant. J’ai dit quelque chose comme : « mais est-ce qu’elle n’est pas malade, de trop manger ? Est-ce qu’on ne devrait pas prendre conseil auprès d’un vétérinaire ? Peut-être que sa grossesse se passe mal pour être devenue incapable de remuer ? Non ? »
Il n’a pas du tout l’intention de demander conseil à qui que ce soit sur la façon de gérer sa maison, sa nouvelle famille, ses nouvelles filles, et sa nouvelle lapine, enceinte ou non, obèse ou non, incapable de courir, fuir, bouger, ou non. Après avoir bien ri, il me répond simplement que non, il n’y a pas besoin que qui que ce soit voie Églantine pour la soigner, l’aider à aller mieux. De toute façon, elle ne vivra plus bien longtemps, ça n’a donc pas d’importance.
Je n’avais pas compris avant cet instant. Malgré tous les petits signes qui m’auraient permis de me formuler clairement, je n’avais pas réussi à me formuler la conclusion. Juste. Vraie. Et je dois avouer que ce n’est qu’en l’écrivant aujourd’hui que je comprends à quel point il n’a jamais écouté ce que je disais, jamais pris soin d’aucune façon à vouloir nous transmettre aucune leçon de la nature. Il ne cherchait qu’à nous transmettre ce qui va suivre, et qui n’a donc aucun rapport avec la nature, sa beauté, sa force, sa sagesse ancestrale. Non, il voulait sans doute nous transmettre une autre leçon, celle de sa propre nature à laquelle il fallait nous corrompre. Mais de cela, je n’aurais été capable de le comprendre que des siècles plus tard, qu’un ce jour, précis où il tuera ma mère, nous déshéritera, et que tout le déni sur ce qu’il a fait sera enfin levé pour moi.
Les lapereaux viennent au monde dans la nuit. Non pas cette nuit même mais quelques jours plus tard. Nous nous en apercevons lorsque nous allons nettoyer le clapier et vaquer à nos responsabilités habituelles. Paille nettoyée. Eau et nourriture. Que découvrons-nous alors ? Ils sont nés. Ils sont là. C’est trop merveilleux, c’est une telle joie. La vie.
Je me souviens de leur aspect rosé, le fait qu’ils étaient tous recroquevillés les uns contre les autres, serrés dans une sorte de nid, plein de poils blancs agglutinés, signe qu’Églantine s’en était arraché des quantités jour après jour pour fabriquer de quoi recevoir et protéger ses petits.
Ensuite, les lapereaux se sont eux-mêmes couverts de poils qui ont poussé avec une rapidité étonnante. Et ils se sont tous avérés marbrés entre noir et blanc, quelques tâches de brun et ocre pour certains. Il n’y avait qu’un seul d’entre eux qui devint tout blanc comme leur mère. Ma sœur a dit qu’il n’y avait que celui-là qui était le vrai descendant d’Églantine, les autres tenaient tellement trop de leur père que nous n’avions jamais vu. Moi j’ai pensé : mais quel père ? Avec tous les amants d’Églantine lors de ce fameux après-midi, lequel est le géniteur ? Tous ? Chacun ayant fécondé un œuf ? D’où la diversité des couleurs de poils ?
Ma sœur s’est néanmoins pris d’affection pour eux, pire encore que pour leur mère. Ma sœur ne supportait pas du tout l’idée qu’ils restent enfermés dans le clapier toute la journée, alors qu’ils étaient petits et avaient vraisemblablement besoin de courir, de jouer, de s’amuser comme tous les petits mammifères du monde. L’idée lui vint peu à peu. À force de les voir grandir dans le clapier, de ne pouvoir les sortir pour les emmener avec nous dans la cuisine : nous devions faire pour eux comme nous l’avions fait pour Églantine, leur donner un espace de liberté sans en informer notre mère, ni lui, bien évidemment. Ils ne seraient pas d’accord.
La leçon de la nature avait suivi son chemin. Ma sœur aimait tant les lapins qu’elle voulait les rendre heureux, coûte que coûte. Il ne pensait certainement que rendre sa liberté aux lapereaux serait pertinent. Même s’il ne s’agissait que d’une liberté de quelques heures, fugitivement, dans la journée. Mais ce fut bientôt le projet de ma sœur et rien ne pouvait lui faire changer d’avis.
Un après-midi que nous étions seules à la maison, ma sœur ouvrit le clapier, attrapa toutes ces petites touffes de poils, et elle les lâcha dans la pelouse en riant de joie. Voilà ! Liberté ! Profitez ! On vous remettra dans la cage avant la nuit, avant qu’ils ne rentrent du travail. Et ainsi tous les jours, nous trouverons ces instants pour que vous puissiez vivre réellement et sortir de cette captivité aliénante, terrible.
Sauf que l’heure arrivant, le soir venu bientôt, ma sœur fut incapable de rassembler les lapereaux pour les remettre dans le clapier. Ni moi, plus qu’elle. Il n’y avait plus que deux ou trois des lapereaux qui étaient visibles dans l’herbe, et ce n’était pas à cause de la pénombre qui tombait sur le jardin bleuissant. C’était parce qu’ils avaient tous fui sous les haies, qu’ils étaient passés chez les voisins, en se faufilant sous les grillages également. Ils n’avaient pas vu de différence entre notre jardin et les leurs, ils étaient partis. Ma sœur commença à chasser partout dans le quartier pour les récupérer, sonnant à droite puis à gauche, fouillant les jardins, s’agenouillant de partout sur d’autres pelouses, paniquée, ne parvenant à revenir à la maison qu’avec un seul parmi tous les lapins. Les autres avaient fui. Elle ne revint qu’avec le lapin blanc, qui s’avéra être également une lapine, comme si malgré l’accouchement de toute une portée nombreuse, et colorée, nous nous retrouvions à n’avoir qu’une reproduction unique et conforme de notre lapine adorée.
Y a-t-il eu un lien entre cette liberté forcée, inconsciente que ma sœur avait donné aux enfants d’Églantine, et le fait qu’elle semblât plus lourde et plus immobile encore après ce drame ? Je ne sais pas. Y a-t-il plutôt un lien entre cette perte de nos lapereaux, et la déception qu’il eut de nous à les avoir libérés, et le fait qu’il décida que la grande leçon, la principale leçon de nature, arrivait maintenant.
Quelle était-elle ? Je ne sus pas tout de suite, je ne vis pas tout de suite. C’était juste impensable pour moi, le contraire de ce que je croyais avoir compris. Puis le contraire encore du contraire. Mais il dit simplement que c’était le moment de manger Églantine.
Manger Églantine ? C’était comme s’il avait dit : on va manger ta mère, on va manger ta sœur.
Je me souviens précisément du fait qu’il l’a dit : « manger Églantine ». Il n’a pas dit : manger la lapine. Ou manger notre lapin. Non, il a bien dit : « manger Églantine ». Et ce fut bien le signe que le fait de la transformer soudain en notre nourriture faisait partie de l’expérience qu’il avait prévue, dès le début. Lorsqu’elle serait mère, impotente, inutile, ayant déjà servi, nous pourrions la manger, puisqu’elle n’était plus nécessaire à rien de concret, de matériel. Mais pourtant nous l’aimions, pourquoi fallait-il la manger désormais ? Manger un être que nous aimions ? Une amie ?
Nous attacher à elle n’avait-il pas fait partie de la leçon aussi ? Il fallait apprendre à soigner, à aimer ? N’est-ce pas ? Même comprendre et ressentir sa jouissance de lapine, ce que j’avais refusé, aurait pu être interprété en ce sens ? Mais non. Il fallait apprendre à soigner pour tuer l’animal ensuite ?
Je n’arrivais pas à comprendre.
Ça bloquait en moi.
Ça bloquait en ma sœur aussi.
Pourtant ça semblait très clair. Ma mère semblait le comprendre quant à elle. Je me souviens du sentiment de réjouissance qu’elle exprimât du fait qu’il y aurait là un plat énorme que nous allions partagé. Un bon gros plat de civet qu’elle cuisinerait dans une bonne grosse cocotte en fonte dont elle était fière. Et qu’elle irait pour la bonne cause, chercher à la cave où elle était rangée. Vu le volume exceptionnel de l’objet à cuisiner, elle n’aurait pas assez de la cocote pour le faire.
Je n’arrivais à comprendre. Ils voulaient vraiment que nous mangions Églantine. Il voulait vraiment que nous assistions à la façon dont précédemment il fallait la tuer pour ensuite en faire de la viande.
Passer d’Églantine à de la viande d’Églantine, pour passer à de la viande de lapin, pour passer à de la viande tout court.
Je me souviens du bocal de verre dans lequel le sang d’Églantine avait été recueilli en vue du civet. Je me souviens de la noirceur de ce sang. De la façon précieuse dont ma mère l’a mis au froid pour qu’il ne durcisse pas et puisse être cuisiné ensuite. Je me souviens des mots pour parler du goût du sang que le froid préservait. Je me souviens de l’odeur de ce sang. De toute la normalité que ma mère feignait qu’il y avait à faire tous ces gestes en vue du plat qu’il nous faudrait manger. Et de la fausseté de tout cela. Ma mère n’était pas une tueuse n’est-ce pas ?
J’ai reparlé de cette histoire à ma sœur et la leçon de nature a dû néanmoins faire son effet sur elle : elle ne se souvint pas du fait que c’est Églantine que nous avons mangée. Elle m’a assuré que c’était un des bébés d’Églantine. Ou un lapin mangé à la même époque, d’où ma confusion. Mais que non, ce n’était pas possible, nous n’avions pu manger notre Églantine adorée. Et j’imagine que le souvenir de son poil tout blanc, tout doux, lui a sauté à l’esprit et empli son cœur de douceur et de chagrin à la fois, à l’idée que nous aurions pu mangé notre lapine chérie.
Pourtant, c’est bien ce qui s’est passé. Je me souviens du gras d’Églantine sur les morceaux de viande qu’elle était devenue. « Le bon gras » disait-il, en se régalant, se léchant les babines souillées de sang noir, en félicitant ma mère pour sa recette de civet parfaitement réussi. Je n’avais jamais vu ma mère faire le civet, mais elle a juré que c’était une vieille recette que lui avait transmise sa mère. Ce qui était faux également. Ma grand-mère ne cuisinait pas le civet. Mais ma mère n’était pas à un mensonge prêt concernant ses talents culinaires et sa tradition, ça faisait partie des mensonges qu’elle lui avait servis pour le séduire, bien avant que de lui servir Églantine en civet.
J’ai vu ma sœur qui refusa d’en manger. J’ai vu ma mère rire, et lui répéter au moins trois fois qu’elle était sotte de ne pas goûter au moins, qu’elle allait mourir idiote de ne pas savoir le goût que ça avait. Ma sœur a juré qu’elle ne mangerait, ni cette viande de lapin, ce jour-là, ni plus jamais de lapin de toute sa vie. Et moi, j’ai observé les sourires de ma mère se moquant de ma sœur, et son sourire à lui en s’amusant de la fin si réussie de sa leçon de nature.
La leçon, c’était donc ça ?
Cette expérience qui arrivait à son terme, était-ce donc vraiment ça, je re-demande ? Que par delà le fait de prendre soin, de s’attacher à l’animal, il faudrait accepter l’idée qu’on le tuerait pour le manger ? Qu’il n’y avait là aucune cruauté ni méchanceté, que c’était naturel, qu’on se nourrissait de chair ? D’où le sourire… ? Ce sourire légendaire magnifique qu’il avait ce jour là, pendant ce repas, reprenant encore et encore du civet à s’en faire péter les parois de l’estomac.
Tout le repas, ce ne fut que ça. Cette discussion à propos de notre droit à manger cette viande. De ce plaisir à le faire. Il y avait chez lui un vrai désir à nous transmettre ce plaisir, à nous braquer en notre refus à le ressentir avec lui. Une sorte de joie malsaine à nous voir refuser la viande, pendant qu’il s’en repaissait davantage. Il avait transformé ma mère en cette complice qui avait cuisiné notre Églantine et lui donnait raison d’en jouir ainsi.
Comment s’était passé la mort d’Églantine ? Dans notre jardin ? Qui était présent à côté de lui pour lui tenir le bocal sous le cou de notre lapine qui saignait ? Qui lui avait tenu le corps qui tressautait sous le jet du sang expulsé, jusqu’à ce qu’elle cesse de bouger ?
Je crois que ce jour-là, pendant que la cocote de fonte se trouvait sur la table de notre cuisine, là où Églantine vivante avait joué avec nous à nous manger dans la main, à croiser notre regard de ces grands yeux noirs, à répondre à son prénom, « Églantine… », je crois ce jour-là donc, pendant ce repas infect, épouvantable, j’ai définitivement cessé de leur faire confiance à tous les deux. Certes, je leur avais vu manger de la viande avant ce jour, et s’en réjouir, et faire de nombreux commentaires auto-satisfaits sur leur façon de vivre et de se nourrir, s’accompagnant de vin, l’œil brillant à chaque instant du repas davantage, la bouche grasse, la satisfaction plus animale que celle de l’animal mangé. Mais ce n’étaient pas des animaux qu’ils nous avaient demandé d’aimer, puis qu’ils avaient voulu nous voir tuer.
Ce jour-là, j’ai compris que je n’avais pas de parents, mais des personnes plus âgés que moi, dans la même maison leur appartenant, où j’étais obligée de vivre sous leur domination absurde, sadique, insensée, et finalement perverse, où leurs leçons de nature n’en étaient pas du tout. Elles n’étaient que des leçons de mort.
Mais moi, je n’apprendrais pas à jouir de la mort. Ça ne marcherait pas. Je n’avais pas le gout du vin et du sang dans la bouche pour m’en réjouir avec eux. Je ne l’ai pas fait. Je ne pouvais pas le faire. Je n’ai pas tué Églantine, je ne l’ai pas mangée, je n’ai pas disserté sur le bienfondé de son meurtre et du plaisir partagé à le faire, et à le transmettre à mes enfants. Non. Je n’appartenais pas à cette humanité là. Non, ce n’était d’ailleurs pas une humanité du tout. L’avenir le dirait…
L’avenir le dirait quand il y aurait partout sur la terre d’autres humains pour dire qu’élever et tuer les animaux est une abomination. Certes. L’avenir le dirait aussi lorsqu’il s’avérera un meurtrier se retournant contre la femme qu’il aimait, ma mère, et lui-même, ne sachant comment s’y prendre autrement devant la faiblesse, la maladie, la mort annoncée.
Oh j’ai oublié un détail ! Je m’en souviens soudain. Et de ce détail, je ne sais que faire dans toute l’histoire. S’il apporte une nuance à l’expérience de la nature, ou l’invalide, ou que sais-je. Ce détail, le voilà :
Ma sœur savait que les lapereaux s’échapperaient lorsqu’elle décida de les poser dans l’herbe. Elle le sut du moins aussitôt qu’elle les vit s’éparpiller sur la pelouse. Alors vite, vite, elle se pencha vers eux et chercha à les rattraper. Elle me dit : « on va les attacher comme on fait avec les petits chiens, et ils profiteront de l’herbe sans s’échapper. »
Elle les fixa alors tous à des ficelles, et elle attacha la ficelle à un piquet au beau milieu de la pelouse. Était-ce satisfaisant ? Non, pas du tout. Ils n’étaient pas vraiment libres, bien qu’ils soient enfin sortis du clapier. Mais c’était un tableau affligeant. Ils se précipitaient de toutes leurs forces de lapereaux pour partir en tous sens, et retenus par la ficelle, ils rebondissaient à cause de leur propre élan, revenant par secousse s’écraser contre le piquet central, recommençant à fuir, énergiquement, absurdement, se faisant mal tout seuls.
Ma sœur fut déchirée de tristesse en constatant qu’ils ne pouvaient pas se résoudre à être retenus par leur ficelle, simplement, et grignoter tranquillement de l’herbe dans le périmètre qu’elle leur attribuait. C’est ainsi qu’elle les a bientôt détachés, et qu’elle décida consciemment de les laisser s’échapper. Elle ne voulait pas assister plus longtemps au spectacle de leur absurde insoumission, à la façon dont ils se blessaient par sa faute, ne gagnant rien de bon en cette fausse liberté.
Ensuite quand ma sœur voulut récupérer les lapereaux dans les jardins adjacents, ce qui fut étonnant, c’est que le seul lapin retrouvé fut la lapine blanche. La seule héritière à être totalement blanche, comme Églantine, que ma sœur avait remarquée et aimée en particulier. Celle-ci avait tant tiré sur sa ficelle, tant secoué son lien pour partir, et tant rebondi contre le piquet, qu’elle s’en était démis l’épaule. C’était sans doute la raison pour laquelle ma sœur avait réussi à la rattraper. Elle était plus faible que les autres du fait de s’être blessée. Ce dont nous nous apercevrons bien plus tard, lorsqu’elle aurait grandit. Elle ne put jamais marcher normalement comme une lapine en bonne santé. On voyait bien qu’elle avait subi un dommage ce jour secret où ma sœur les avait tous attachés avec de la ficelle.
Ma sœur en ressentit une culpabilité qui ne dit jamais son nom. Et le jour où la fille d’Églantine fut à nouveau en état d’être mangée, ma sœur ne dit rien sur le fait qu’elle savait pourquoi elle était beaucoup plus petite que sa mère, malingre, une épaule de travers, bien moins savoureuse et moins grasse. Et l’enfant d’Églantine fut à nouveau tué. Mais nous n’étions plus terrifiées, tristes, et épouvantées par la perversité de la leçon. Ma sœur et moi, nous avions déjà compris. Les leçons de nature, pour nous deux, sœurs unies par le secret des amies d’Églantine, seraient à présent d’une toute autre nature, justement, une nature bien distincte de lui.
Virginie Chanu