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HUGE

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La première fois que j’ai entendu le nom de Fernand Bachelard, j’étais assis dans le noir à écouter, l’acteur Sami Frey, perché sur son vélo, sur la scène du Châtelet. Il égrenait avec une douceur infinie, les « Je me souviens » de Georges Perec et soudain :

— Je me souviens de Fernand Bachelard qu’on appelait le géant Atlas.

Il fallait bien que l’homme eût quelque chose de remarquable, pour que Georges Perec l’ait noté dans son carnet de mémoire des années 60. Des années plus tard, je tournais moi-même un ogre, Barbe-Bleue, sous la direction de Catherine Breillat. Des critiques américaines caractérisaient alors mon personnage, son charisme et sa prestance, de huge, qui veut dire géant en anglais.

“ There’s this amazing difference of scale between her (Catherine Breillat, NDT) and Dominique Thomas, the actor playing Bluebeard. What is his background? Where does he come from? He’s huge. he’s enormous. ”

“ A mysterious goliath, a dolefius giant, Thomas’s ogre husband… ”

Chaque critique m’interpellait sur ma taille, sur le gigantisme de mon personnage. L’un d’eux relevait même le fait que, peut-être, je n’étais pas vivant, m’assimilant à un « effet spécial ». À l’heure d’écrire le deuxième roman, je découvris cette photo de Fernand Bachelard dans les bras de sa mère. Cette intimité partagée me ramenait à mon enfance, à l’insouciance de mes dix ans, déjà empreinte d’angoisse métaphysique, que je gardais pour moi, mais que je tentais de coucher sur le papier, cinquante ans plus tard.

À l’homme Bachelard qui se tenait droit, d’un seul tenant, comme la basilique de Bon Secours, je me devais, moi, l’écrivain persévérant, de lui inventer un destin tragique et étincelant, comme l’astre qui pointe au lever du jour. Sans plus tarder, j’inventai un petit peuple de vivants mal chaussés, habillés d’infortune à la quête d’un bonheur simple, à la hauteur de leur ambition religieuse, celle de la Vierge dite de Bon Secours, protectrice du village du même nom. J’orchestrai une ronde profane où chaque personnage avait un lien particulier avec le géant désigné, une danse de mort qui devait se conclure par celle de l’auteur en un roman assez court (je ne sais pas en écrire de longs). Pour mener à bien l’entreprise, je revisitai les lieux du crime. Dans le café du géant déserté, je grimpai l’escalier qui menait à sa soupente et m’incrustai dans un trou de plancher défaillant comme le corps du défunt dans son cercueil accueillant.

Imaginer sa propre fin, dans un dernier chapitre, a quelque chose d’obscène et d’un peu prétentieux pour le jeune écrivain que je suis. Les mots s’apparentent aux dernières recommandations proférées par le croque-mort assermenté, lors de la cérémonie des funérailles, à la famille de l’auteur en deuil. Le corps tombera de son plancher, nous ramasserons les morceaux épars et il sera exposé au regard conciliant ou désapprobateur du lecteur qui conclura par un point la fin de sa courte vie… et du roman par la même occasion. On dit souvent des écrivains qu’ils font corps avec leurs personnages. Je dirai plutôt qu’ils traquent leurs pensées. Celles-ci ayant toujours une longueur d’avance, c’est une course de fond qui appelle à la plus simple humanité, la plus grande tolérance et surtout à une profonde humilité.

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