ÊTRE NÉE EN 1996
Pauline Mignola
Pour une génération bousculée, bousculante, l’écriture participe au combat. Être née en 1996, c’est être terrifiée par la tournure des choses. Elle n’a été faite ni par nous, ni pour nous. Je suis une jeune femme militante : ces dernières années, j’ai dédié la plupart de mon énergie et de mon temps à l’activisme féministe et à la justice sociale. C’est par un processus long et incomplet que j’ai tenté de comprendre mon identité, et de comprendre en quoi elle était favorisée par rapport à d’autres. J’écrivais déjà, à l’époque, depuis longtemps, mais j’écrivais par moi. Mes héroïnes étaient rousses, blanches, valides, elles n’aimaient que les hommes, elles avaient besoin d’eux. Ce processus, ça a été d’apprendre à écrire pour les autres. Pas seulement en publiant mes écrits, mais en témoignant de la considération pour un lectorat diversifié, plus uniquement pour la lectrice unique que j’incarnais pour moi-même.
Mais comment écrit-on pour les autres ? On a l’écriture égoïste, on écrit quand on le veut, sur quoi on veut écrire, et pour nous, pour aller bien, pour marquer le temps, pour savoir qu’on peut le faire. Mais moi, je me visualisais comme une militante. Je voulais militer pour les autres, pour une génération dont j’effleurais à peine les problématiques. Alors l’écriture, pour la personne militante, c’est un exercice de militantisme. Si je ne prends pas de pause dans l’espace sensoriel, je ne peux prendre de pause dans l’espace littéraire. Il faut que l’écrit soit riche, que les personnages se nourrissent des autres, et qu’on se nourrissent de nos personnages. Enfin, il faut avoir un recul infini face au lectorat : le lectorat militant vous trouvera peu légitime, le lectoral non-militant trouvera que vos convictions a dévoré votre ouvrage.
Car on écrit différemment. Entre générations, on comprend peu nos écritures. Au sein d’une génération, on ne comprend pas pourquoi ça compte. L’écriture inclusive apparaît comme un infime détail. Mais faire un bon roman, c’est faire un roman complet. On prend en compte les détails. Berthe à Baptiste a pour particularité stylistique de préférer systématiquement des formes neutres à une victoire grammaticale du masculin sur le féminin. Le but de ce type d'écriture inclusive est, en la rendant tout à fait imperceptible, de démontrer que le concept n'est pas incompatible avec l'écriture romanesque. Si l’on a pu lire Berthe à Baptiste jusqu’au bout, c’est que cette écriture est possible, ou plutôt, qu’elle est souhaitable. Sans elle, je ne me serais pas sentie aussi proche des mots que j’ai utilisés. Sans elle, les problématiques de Berthe et de Baptiste se seraient trouvées brouillées, illisibles, similaires, quand elles sont si distinctes, si peu compatibles. J’ai voulu écrire sur les femmes qui n’étaient pas comme moi, car je souhaite lire sur les femmes qui ne sont pas comme moi.
Auparavant transportée par Toni Morrison, je le suis aujourd’hui par Leïla Slimani. Toutes deux s’efforcent de comprendre les femmes, toutes les femmes, mais surtout celles sur qui l’on n’a jamais écrit. Mais moi, alliée de ces femmes et de tant d’autres, je souhaite que mes personnages les incarnent elles, pas ma vision fausse et stéréotypique de ces femmes. Cet écrit, c’est aussi un écrit collectif : il est le fruit de nombreuses relectures, et de conseils apportés par les femmes dont il est question ici.
Les personnages qui me ressemblaient dans Berthe à Baptiste n’ont plus aucun point commun avec moi aujourd’hui. Elles ont pris leur indépendance, elles ont mué en cours de route, et j’ai mué d’apprentissage, d’humilité et de recul.